Du vide et de la création

Une énergie, une forme et une présence rapportées au vide existent-ils? Jusqu’à  présent, ces interrogations sont restées l’apanage de la métaphysique, de la théologie, de la physique et de la philosophie. Avec “Le Corps du trou“, expression convoquée chez les Papous pour nommer le vide, le temps est venu pour les arts scéniques performatifs de reformuler ces questions en s’interrogeant sur la nature profonde de la réalité. A l’instar des “One Minute Sculptures” dues au plasticien Erwin Wurm (un travail dont s’est inspiré le groupe les Red Hot Chilli Peppers pour leur clip parodique “Can’t stop“), l’ensemble oscille entre le vulnérable et l’éphémère. Le vide est partout et toujours, porteur de toutes les naissances, emble nous suggérer cet opus scénique.

Art environnemental
A l’entame, une performance menée au centre d’une “octosphère” par un chanteur guitariste adepte du grommelot (Nicolas Leresche). Dans une veine dadaïste, il psalmodie en anglais que “ceci n’est pas un cube”. S’ensuit pour le spectateur embarqué, une perception visuelle et sonore de basse intensité. Des couvertures de survies en papier argenté bruissent au contact thermique des anatomies de 30 regardeurs, un nombre volontairement restreint. Tous ont rendez-vous au coeur du vide en compagnie d’une narratrice du désert (Anne Delahaye) s’occupant d’activer un feu imaginaire, tout en lisant au micro, à  intervalles métronomiques, les fragments d’un récit. Un jour dans une vie partant d’un levé de soleil puis de corps sous la forme d’une sorte de cosmologie du vide. Est-ce l’image d’une communauté de ravers new age fantasmant sous psychotropes dans le désert du Mojave ? Ou le journal de bord d’une ethnologue partie expérimenter le pas de l’Aborigène qui fonctionne au soleil ou aux étoiles, instruit des constellations et de la course de l’astre dans le ciel ? On ne le saura point.

Ainsi déliée, la fable qui se révèle in fine mouvementiste, sur le fil de l’improvisation, inciterait plutôt à  rester chez soi. Face à  un épisode jouant sur le couple vrai/faux de “Seul face à  la nature” (“Man vs wild“), série docu-fiction souvent truquée. Qui voit un ex commando anglais de Marines se démener pour distiller ses techniques de survie en milieu hostile. Voire une saison de “Koh Lanta“, où les équipes rouge et jaune s’échinent à  bouter un feu. Pour passer du cru au cuit et accéder à  un nouveau stade civilisé, comme dirait l’anthropologue français Claude Levi-Strauss.

On songe alors que dans le moindre centimètre cube d’espace, fourmille une faune stupéfiante de particules, de quanta. Parfaitement neutre, mais totalement habité, le vide est au centre des corps. Et l’on s’émerveille parfois fatigué que de lui soit né un monde apaisé. Face à  ce qui peut apparaître comme une déclinaison de l’art minimal ou de certaines « installations » plastiques, le spectateur s’interroge. Le cube scénique est-il abri de survie, comme les secouristes de Fukushima les réalisent ? Un mausolée? Les hypothèses restent ouvertes.

Un parfum de mystère
Et pourtant c’est bien de la danse, comme c’était à  désespérer et à  prévoir. En justaucorps pendulant entre l’académique, le post moderne cunninghamien et le sous-vêtement intégral façon cowgirl. En témoigne cette séquence qui ouvre, chez Anne Delahaye, sur son anatomie retournée comme dans un tableau infernal de Jérôme Boesch. Comme si, avant de disparaître et de s’éteindre, en une poignée de secondes, défilaient les états de corps régurgités qu’une danseuse à  traversé lors de sa formation en danse classique puis au gré de partitions dévidées par Marco Berrettini, Guilherme Bothelo ou Philippe Saire.

On ne sait pas d’où vient la protagoniste, on ne sait pas qui elle est. Le paysage, dans lequel elle évolue et où nous sommes naufragés, est-il réel ? N’est-il qu’un décor que le binôme artistique aurait construit, celui d’un parc à  thèmes, d’un mausolée géant tournant avec humour et poésie autour du rien? Les hypothèses restent ouvertes. La douce mélancolie qui se dégage de l’opus transforme le réel le plus banal de la re-présentation et de la répétition en un univers d’expérience par instants jouissif et roboratif. Et distille comme une envie irrépressible d’aller camper à  la belle étoile en pleine nature.

Bertrand Tappolet
Théâtre de l’Usine. Jusqu’au 17 avril 2011

Le vide et la pensée du spectateur

Rencontre avec Anne Delahaye, Nicolas Leresche, danseurs et concepteurs du spectacle “Le Corps du trou” et Sébastien Grosset qui en signe la dramaturgie et le texte.

Quelle a été votre idée originelle en créant cette pièce ?

Anne Delahaye : Chez les Papous, le corps du trou est une expression utilisée pour signifier le vide. La recherche s’est ensuite déplacée au cà“ur de la physique quantique et aussi chez les philosophes grecs. Nous avons cherché ce que voulait dire le néant, le vide, le rien.

Deux philosophes grecs, Leucippe et Démocrite, avancent que le vide est le double inséparable de l’être.

Sébastien Grosset : Relativement aux philosophes grecs et aux atomistes, il y a naturellement le rapport du vide et au temps. Vide et mouvement sont indissolublement liés, car de l’un naît l’autre. Est aussi présente la notion de liberté, le “clinamen”. Qui, dans la physique épicurienne désigne une déviation spontanée des atomes par rapport à  leur chute verticale dans le vide. Et permet d’éclairer l’existence des corps et de la liberté humaine dans un cadre matérialiste. Soit entre autres le temps de raisonnement, celui de la pensée.

Le vide taoïste est conçu comme un potentiel, quelque chose qui attend d’être rempli, une énergie du vide.

Nicolas Leresche : La notion d’énergie du vide est plutôt rattachée à  la physique quantique. Cette dimension que la matière nait de l’énergie. Dans les répétitions, un livre nous a accompagnés, “Le Cantique des Cantiques”, suite de poèmes d’amour et livre de la Bible situé dans le Premier Testament, qui débouche sur le taoïsme et la parapsychologie. Dans le taoïsme, le vide de l’objet permet son usage. Ainsi en va-t-il de la cruche. Le vide dans le spectacle permet l’usage de la pensée des spectateurs à  laquelle nous avons souhaité donner un espace.

Vous réalisez une série d’actions mélancoliques autour d’un feu et proféré un récit dont l’intrigue se cristallise autour de la vie d’un camp.

A. D. : La découverte du camp se réalise en fonction de la fiction posée. La chorégraphie fait le choix de l’épure, une marche pendulant entre un point A et un point B. Donner une action incessante allant du récit délivré au micro à  la position assise, est la seule chorégraphie de ce spectacle. Le reste étant improvisé alors que je vais au corps autour d’une thématique. Je compose cette danse improvisée relativement à  la position des spectateurs, à  ce qui s’est passé au fil du spectacle, les réactions suscitées par le texte.

Comment percevez-vous dramaturgie du Corps du trou ?

N. L. : Cette ligne droite arpentée entre le barbecue et le micro est une manière de suggérer au public de ne pas s’inquiéter, il n’y aura rien d’autre que cela. Si vous voulez fermer les yeux, vous allonger, vous absenter, vous le pouvez. Le texte est une narration fictionnelle chronologique dont on peut sentir, au gré de son envie, l’arc, du début à  la fin. Ou saisir les fragments évocateurs et imagés du récit. Ce dernier évoque une journée pouvant être la métaphore d’une vie.

S. G. : Les couvertures de survie et le geste d’un aller et retour pulsé entre micro et brasero est plus ancien que le texte. La narration peut donner la sensation du temps. Elle est écrite à  la première personne du singulier. Et se situe ailleurs que dans l’espace scénique partagé entre artistes et spectateurs en utilisant le passé composé. J’ai choisi un double temps, celui d’une journée et celui d’une vie, tout en écrivant avec des images mentales contradictoires ne fonctionnant pas les unes avec les autres.

Et la trajectoire lumineuse dans la pièce ?

S. G. : Pour le texte, l’envie était de l’initier par la formule : “Au début”. Le lever de soleil donne une idée de temporalité et le temps se mesure par les cycles du soleil. L’idée du sas est de transiter de la première partie chantée à  forte teneur humoristique dans le foyer du Théâtre à  la seconde, plus empreinte de gravité. J’ai travaillé sur l’idée de redondance en avançant qu’au début le soleil se lève, ce qui est presque ironique. Le texte tourne initialement en boucle. Même si le récit est fictif, il peut raconter ce que le public peut vivre et ressentir lors de la représentation.

Sur l’épisode dansé de la fin de la pièce. Est-ce une mise abyme de la danse ?

A. D. : Le justaucorps remontant aux années 70, l’académique est là  depuis le début et représente cette double peau que l’on met sous les habits pour se protéger du froid. Il représente dans le même temps ce code cunninghamien du danseur nu mais pas véritablement, asexué, sans l’être réellement. On dissimule légèrement le corps de cette manière. Si le jeu pouvait être ma vie, ce moment suppose mon existence de danseuse. J’ai fait de la danse classique, de la danse contemporaine, du Cunningham et du Limon. C’est un moment en improvisation avec l’espace et les volumes présents. Je ne m’interdis rien et compose le rythme nécessaire à  faire vivre cet espace à  ce moment-là .

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

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Un commentaire pour “Du vide et de la création
  1. Fried dit :

    Une performance silencieuse mais fort, qui va droit au coeur. A la séance ou j’ai assisté, la silence à été meme trop pour une spectatrice, qui a donc quitté les lieux.
    Anne Delahaye et Nicolas Lereche: bien joué