Ça va faire mâle, vu du féminin

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En posant la danseuse Tamara Bacci au centre et en marge de tableaux scéniques inspirés notamment du peintre américain Edward Hopper, Les Renards des surfaces, pièce chorégraphique signée Perrine Valli définit en creux le masculin et le féminin avant de troubler leurs images et rapports. Provocateur, révélateur et malaisant.

L’opus brasse les cartes des genres, états de corps et fantasmes, récits et réalités parfois dramatiques – la violence conjugale – déplacés sur le féminin et le masculin ? Avec en guests stars de l’autofiction à l’ère du doute de soi, la voix off du génial comédien Denis Podalydès passant des éclats de Passion simple, roman d’Annie Ernaux. Créé au Théâtre de Vidy, Les Renards des surfaces témoigne aussi d’une fascination de longue date chez l’artiste pour la geste de pure dépense désirante et jaillissante du footballeur. Cet envoutement se lit dès le titre du spectacle évoquant des buteurs expérimentés capables de saisir l’opportunité de marquer dans une surface, celle des seize mètres autour du but.

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La pièce parcourt la cartographie des genres comme autant de catégories réflexives, clichés comportementaux et réalités performatives. La trentenaire place ainsi « le masculin – qu’il s’agirait certainement de mettre au pluriel – au coeur de sa réflexion chorégraphique, en invitant une dizaine d’artistes hommes à traiter un aspect de leur identité. Sexe et genre, XY aujourd’hui », comme l’annonce ses intentions programmatiques.

Les gestes ronds, cerclés y alternent avec des mouvements rectilignes et sémaphoriques allant du battement de bras devenus lignes vibratiles au renversement de têtes comme au sein d’une respiration travaillant l’être tout entier. Affleurent ainsi le caractère hiératique des attitudes, la lenteur graphiquement chorégraphiée des gestes. Les séquences dansées participent souvent d’un climat irréaliste, ensorcelant. La figure de la gémellité et son pendant, celle du double sont souvent remises sur le métier dans ces vis-à-vis où les gestes sont tour en phase out asynchrones entre la danseuse et son partenaire masculin. Contemplez aussi ces marches postmodernes très géométriques où les corps semblent rebondir ou bifurquer sur d’invisibles surfaces verticales. « Conçu avec la Française Francine Jacob qui vient de la production audio-visuelle, le spectacle Les Renards des surfaces connaîtra un prolongement filmique à travers un documentaire », explique Perrine Valli.

Côté musique, une progression lente entre pure substance sonique, tendue et inquiète et humeurs rock puissantes, en va-et-vient allant du stratosphérique à la palpitation de chairs humaines. L’ancien champion suisse de demi-fond, Eric Linder/Polar, cisèle des atmosphères contrastées en puisant dans son répertoire (Out of my Body) et les univers du rock poétique cher à Bertrand Cantat. Sans oublier des dimensions eschatologiques et psychanalytiques attachées au Doors, dont le titre culte The End, « une chanson au récit œdipien », a particulièrement retenu l’attention de P. Valli.

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Fans de foot

La virilité somme toute très fine et androgyne, on la découvre chez David Saada, qui au seuil de la quarantaine est l’un des rares anciens footballeurs semi-professionnels à accéder au casting de créations théâtrales et de films grand public. L’homme a fait partie de la légion des « érémistes du ballon rond » devant aligner sacrifices et jobs notamment dans le mannequinat afin de pérenniser, un temps, une passion. En buste d’ébène tatoué prolongé d’un pantalon fuseau noir, il joue et tricote son corps avec un ballon laqué noir, histoire de suggérer que l’on n’est guère à l’échauffement au stade genevois de la Praille. Mais au seuil d’un espace d’installation plasticienne, performative et musicale.

Plus loin, David Saada réalise les traditionnels appuis faciaux en portant successivement, agrippée à son cou et sur son dos, la danseuse Tamara Bacci. Ce moment en dit long sur l’interdépendance du féminin et du masculin, la circulation des identités et fusions des énergies entre ces « pôles » souvent explorées par Perrine Valli dans son travail chorégraphique. « On peut relever ici la question dans le force, la puissance mobilisée dans ces pompes. Et du poids contraignant attaché à la virilité dont traite ce passage. L’homme est souvent sommé de prouver sa masculinité. C’est le poids du féminin que l’on porte tel un problème sur son dos, au lieu de faire corps avec lui. Jusque dans l’anatomie de chaque interprète, j’ai tenté de mettre en lumière cette binarité femme-homme chez les garçons retenus pour la création qui ont tous développés une réflexion 
sur leur part de féminité », affirme Perrine Valli.

Pour nombre de participants à la pièce Les Renards des surfaces, leur prestation scénique a valeur de biopic. Peu avant le final, qui sera un rappel des différentes postures masculines de la pièce, c’est le temps du jeu de jambes et de tête dialoguant avec un ballon imaginaire de Foofwa. Nu comme dans le souvenir d’une danse bondissante dalcrozienne de l’entre-deux-guerres, le danseur rappelle aussi le côté trapu et félin d’un Maradona à l’entraînement. « C’est plutôt des déplacements et gestes de Ronaldo que s’est inspiré le danseur pour ce tableau. Enfant, il a d’abord pratiqué la danse pour réaliser des mouvements et gestes de plus grande amplitude au foot », précise la chorégraphe. Son solo est à l’image de son propre travail, la série des Dancerun, qui interroge le lien polysémique entre geste sportif – marche, course, saut – et dramaturgie chorégraphique.

A ce propos, Foofwa d’Imobilité qui se rêvait jeune en joueur de foot explique : « L’ensemble des “Dancerun” pose la question d’un étirement du temps et de l’espace dans la danse. Si la danse est la plupart du temps sur scène, l’on y fait du surplace. D’où le désir d’une longue phrase chorégraphique qui n’en finirait pas. Et cette idée de courir, marcher et danser dans le même temps en pensant la danse en termes de kilomètres et d’heures. J’ai réalisé le marathon de New York afin d’exercer un effort continu sur quelques 42 kilomètres. Ce fut passionnant d’aller aux limites du corps dans un effort différent de celui de la danse. Progressivement, j’ai développé un matériel en produisant des variations de foulées en courant en arrière, de côté, moduler les rythmes, utiliser les bras sur un mode chorégraphique, en conduisant des mouvements qui n’ont rien à voir avec le mouvement de balancier des bras dans la course. Utiliser le torse et ne pas cesser de bouger d’une autre manière que la course pure. Du coup s’est créée cette base d’une activité hybride entre la course, le sport, la danse et l’art. »

En 2010 déjà, au détour de Je ne vois pas la Femme cachée dans la forêt et sur fond de rumeurs de stade, Perrine Valli imaginait un solo qui prenait la forme d’une « interrogation de la force pouvant émaner d’un groupe d’hommes rassemblés », avançait-t-elle alors. Anatomie renversée, puis extatique, elle était une moderne Lilith, nouvelle déesse du ballon rond. En apesanteur, elle tricotait des cisaillements de jambes. Il y avait déjà l’image de l’amour comme désir de fusion et la nostalgie d’une unité perdue développée par Platon dans Le Banquet. Une image prolongée par des poses corporelles ovoïdes. Elle alimentait une obsession nostalgique, celle de l’enfance perdue et de l’unité fusionnelle avec la figure sororale de l’Autre.

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Publié dans danse