La pornographie au cœur de la stupéfaction d’écrire
Au début, dans le noir absolu, la voix enregistrée de Denis Podalydès dévide la mémoire photographique qui est au cœur d’une Passion simple imaginée par Annie Ernaux. Une femme a aimé un homme à la folie. Et s’est ensuite enfermée dans une sanctuarisation fétichiste de cet amour. Chez elle, il vient. L’amour, ils font. A lui, solitaire, elle pense. A l’écoute, cela donne un coït cathodique et pornographique emballé dans ce que Podalydès sait sans doute faire de mieux avec son organe : un phrasé calme, limite atonal, distancié d’un champ de profondeur, façon atelier de création radiophonique éloignant le dit par sa pseudo neutralité, le rapprochant par le grain amplifié de la voix : « Cet été, j’ai regardé pour la première fois un film classé X à la télévision… Il y a eu un gros plan, le sexe de la femme est apparu, bien visible dans les scintillements de l’écran, puis le sexe de l’homme, en érection, qui s’est glissé dans celui de la femme. Pendant un temps très long, le va-et-vient des deux sexes a été montré sous plusieurs angles. La queue est réapparue, entre la main de l’homme, et le sperme s’est répandu sur le ventre de la femme… Il m’a semblé que l’écriture devrait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »
« Le choix du texte appartient à Podalydès qui voulait glisser une peau et un tour de voix masculin dans une identité féminine. Cette femme, double autofictionnelle d’Annie Ernaux est seule avec son histoire et ses désirs,. Elle assume complètement le fait d’ausculter le moindre signe de cet amour pour un homme avec lequel elle n’est pas tendre. Elle attend d’ailleurs plus qu’elle ne voit réellement cet homme, l’imaginant et le fantasmant. A mon sens le désir est à la fois un lien précieux et délétère entre êtres e relativement à la sexualité. Ainsi dans la rencontre terminale des corps dénudés de Tamara Bacci et Foofwa d’Imobilité. Ainsi la sexualité comme lien désirant entre la femme et l’homme est explorée. La dimension de suspension du jugement moral affirmée ici précède une scène que nous avons appelée celle d’Adam et Eve. Ce rapport me semblait intéressant dans le fait que ce rapport amoureux, désirant entre la femme et l’homme a été mis à mal par certains pans de l’histoire religieuse notamment », souligne la chorégraphe Perrine Valli. On songe ici au dessein de la romancière confiant en interview : « Je me retrouvais devant une matière neuve et je savais que je n’allais pas écrire une « histoire d’amour », que j’en étais incapable. J’ai été cette femme traversée par cette passion. Que fait-elle ? Que pense-t-elle ? Comment se comporte-t-elle ? C’est cela, ‘Passion simple’. Je décris en objectivant tout en employant le « je ». J’écris aussi sur l’écriture de la passion et sur le temps… Stupeur, fascination… Que les livres provoquent cette sorte de fascination du réel, d’emprise… »
Noir et blanc de l’écriture
Nue, complètement nue au pâle soleil sépulcral ou amniotique d’une iconographie de gisante rapatriant en son sein la naturalité plastique du Christ au tombeau de Holbein, la danseuse Tamara Bacci sert l’objet livre contre son sein. Mais la voilà qui se lève doucement, toujours raccord avec l’atmosphère de lâcher prise où les êtres semblent perdus dans leurs contemplations, gestes et pensées émanant des toiles de Hopper, peintre de la solitude et de la mélancolie. Ainsi certaines images scéniques semblent arrêter le cours des choses, comme le font les univers croisés de Hopper et de la photographie. La danseuse bouscule ainsi le clair-obscur en sfumato de l’espace. Ce, avant d’enfiler un top fitness et une mince culotte roses flashy, dont on imagine les mêmes déclinaisons sur les anatomies enfiévrées, elles, de Miley Cyrus, Pink ou Rihanna. La voilà, maintenant qu’a sonné l’heure de la rencontre avec le masculin, qui décolle un gaffeur noir révélant le cercle blanc. Ce geste renoue avec la pratique scénographique de lignes noires et blanches tour à tour mises au jour. Elles évoquent la racine de toute écriture à l’œuvre au cœur des chorégraphies de Perrine Valli. Que l’on songe à ses soli, Ma cabane au Canada et Série. Ou à sa pièce de groupe, Je pense comme une Fille enlève sa robe.
Dans la circonférence, les noirs idéogrammes des corps de Tamara Bacci et Jérôme Andrieux (qui a dansé pour Mathilde Monnier) se plient en accents circonflexes et s’étendent comme peinture au sol avec un estampage proche du Yin et du Yang ou du constat platonicien de l’unité perdue entre des êtres en position de fœtale au cœur d’une matrice identitaire tenant aussi du pendentif. Vite, elle s’extrait de cette furtive harmonie pour laisser chacun à sa solitude ontologique. Jérôme Andrieu se reconstitue ainsi strate par strate dans un corps traversé de lenteurs somatiques rebrassant au contemporain les cartes du hip hop. Rappelons ici que Le Yin représente entre autres, le noir le féminin, la lune, le sombre, le froid… Le Yang, quant à lui, représente entre autres le blanc le masculin, le soleil, la clarté, la chaleur. Cette dualité est associée à de nombreuses autres oppositions complémentaires.
« L’idée avec J. Andrieu, d’une musculature très posée entre le féminin et le masculin, était de travailler sur une mise en miroir de ses lignes de corps et mouvements avec ceux de T. Bacci. C’est une sorte de danse Yin/Yang. Ou comment les interprètes s’influencent mutuellement. La mise en miroir de l’être décale-t-elle son reflet, son image ? On peut voir le rapport au couple au fil de ces scènes estampillées ‘Adam et Eve’. Toutes développant un rapport intense aux regards mutuels. Dans une scène finale, il devient ‘l’homme réconcilié’ avec sa bisexualité initiale dont parle Elisabeth Badinter », note l’artiste. Pour l’historienne française Elisabeth Badinter, qui s’est penchée sur l’identité masculine dans son livre XY, de l’identité masculine » (1992), la société patriarcale a engendré un homme « mutilé » qui n’a pu se constituer comme individu qu’en se coupant radicalement de sa « protoféminité » et, partant, de ses émotions et de sa sensibilité. Elle appelle dès lors à une « révolution » qui permettrait au mâle humain de se réconcilier avec sa bisexualité originelle.
Il y a aussi chez Jean-Baptiste André que l’on vu chez les chorégraphes Philippe Decouflé et François Verret, cette virilité de bodybuilder qui se rétracte, se repliant comme un mouchoir dans des gestes torsadés et une anatomie titubante proche du corps handicapé. « Avec J.-B. André, nous avons travaillé sur le développement identitaire de l’enfant mâle, du garçon. Ainsi en va-t-il de sa marche sur les mains, mêlant l’Enfantin et le circassien ». Et la chorégraphe de suggérer : « Il faudrait appliquer la question de Simone de Beauvoir au masculin dans le style : ‘On ne nait pas homme, on le devient’.» Une réflexion qui se poursuit dans un texte conçu par la chorégraphe en dialogue sur un plan « plus personnel »avec le comédien Stanley Weber évoquant en voix off « un grand va-et-vient qui crée du lien… un langage corporel, sexuel, un échange mutuel… Affronte, plonge en toi. Regarde l’autre en toi qui fait la loi. Une arme pour t’aider. Elle s’appelle ‘virilité’, maîtrise de soi, volonté de se surpasser, goût du risque et du défi, résistance à l’oppression ».