Dans une gare, un homme du nom de Magloire prend la fuite. Alors qu’il tombe sur un paquet d’argent, les ennuis commencent. Une bande est à ses trousses, dont il finit otage, puis complice. C’est la bande de Kurz. Suite à un braquage raté, ils embarquent tous à bord d’un cargo dont le tonnage suspect est aussi volatile que mortifère.
Voici la prémisse de 9 Doigts. F.J. Ossang vise – comme toujours- à réinventer le cinéma! La destination du cargo est Nowhereland. Le Nowhereland de Ossang est avant toute chose nulle part, c’est à dire la négation d’un lieu, en grec un οὐ-τόπος. Le Nowhereland est une utopie. Cette «zone terrestre où les émotions figent, une zone de glaciation affective; les êtres humains y agissent d’une façon déportée, on a l’impression qu’ils se condensent», fait penser à d’autres. D’abord ;«The Zone» où tous les souhaits peuvent être réalisés, comme celui-ci figure à Stalker (1979) de A. Tarkovsky ou encore à l’ile de fleurs de pêcher, lieu ou selon la légende la pensée se libère, ce dernier figure à Seven intellectuels in a bamboo forest, part IV (2007) de Yang Fudong. Toutes des îles au sens propre comme au figuré, et Ossang qui, pour la troisième fois de sa carrière, a tourné aux Açores pensant à l’Atlantide de la légende.
L’île, un bout de terre entouré par la mer. Ossang a une forte préférence pour cette dernière, il nous la montre beaucoup, bien plus que la terre. On voit la terre si peu que l’on pourrait se dire que c’est le pauvre vaisseau perdu qui nous sert d’île la plupart du temps, une île en mouvement. Ossang qui aime bien évoquer l’aspect ludique de ses films avoue dans un entretien avec Jérôme Momcilovic: «Alors je me suis dit, si ce doit être le dernier [film], allons-y franco: faisons un film d’aventures maritimes! Il faut dire que ce type de récit m’a toujours captivé, cela renvoie à des lectures d’enfance: Les aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, Le Vaisseau fantôme du capitaine Marryat … ». Mais au delà des aventures maritimes, l’eau est un élément récurent dans les films de Ossang. D’ailleurs, c’est plus qu’un élément naturel, l’eau est aussi le flot lui-même de la pellicule argentique, support avec lequel Ossang persiste à tourner tous ses films.
Dans 9 Doigts le cinéma est presque le protagoniste. Dans le noir et blanc du cadre, la mémoire filmique reconnaît un univers Mellvilien de solitude, d’échec et de mort, apparié avec le style visuel de John Huston (Asphalt Jungle, 1950) ou de O.Wells (The Ladyfrom Shanghai, 1947), ainsi qu’un aspect de l’expressionisme allemand comme celui-ci est immortalisé par des films tels que M le Maudit (1931) de Fritz Lang ou Nosferatu (1922) de F. W. Murnau. Ce dernier notamment s’avère être plus qu’une référence visuelle, voire quelque chose de l’ordre du récit. Il y a entre les deux films ce même imaginaire romantique et gothique ainsi que l’intrigue commune du navire perdu en mer, hanté par une peste qui est autre que ce qu’elle paraît. Magloire nous fait même une sorte de clin d’œil en lisant Dracula de Bram Stoker. En outre, la fascination de Ossang pour le cinéma muet étant bien connue, on la voit bien dans 9 Doigts où les chapitres sur fond noir évoquent les intertitres du muet ainsi qu’une passion pour le texte imprimé. Pourtant il y a aussi d’autres films et d’autres livres. On remarque par exemple que le chef de la bande dont Magloire finit par faire partie s’appelle Kurz, comme le personnage de MarIon Brando dans Apocalypse Now (1979) de F.F.Coppola. Dans un film apocalyptique comme 9 Doigts cela ne pourrait pas être un simple hasard. Ossang le justifie simplement par ses multiples lectures de Cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad qui s’ouvre sur l’idée de zones vierges du monde qui se raréfient de plus en plus, questionnement latent aussi repérable dans 9 Doigts où la quête de Nowhereland est souvent secondée par des questionnements environnementaux.
L’histoire de 9 Doigts est un genre de huis clos d’où les personnages cherchent à s’échapper, le sentiment apocalyptique de ce drame où on ne sait pas si l’apocalypse à déjà eu lieu ou si elle aura lieu à tout moment, met inlassablement de la pression sur leur dos. Pourtant le spectateur ne peut éprouver trop de sympathie, il ne peut s’identifier avec les personnages. Ce n’est pas la faute aux dialogues un peu théâtraux, ceux-ci rentrant parfaitement dans le style. Ce n’est pas non-plus par manque de crédibilité de l’histoire, avec Ossang on peut tout croire. C’est plutôt qu’au milieu de ces ténèbres, les personnages semblent ne rien sentir vraiment, ainsi leur souffrance reste figurée, jamais ressentie par le spectateur. Car, tout émerveillé qu’il est, il reste conscient tout au long de 9 Doigts, qu’il a affaire à du CINÉMA.
Sofia Kouloukouri.
9 Doigts. F.J. Ossang.
France/Portugal, 2017, 99’, n.b., DCP, VO français
Cinéma Spoutnik. 29 mars au 10 avril, 20h30.