Art de la transformation culinaire : une exposition immersive au croisement de l’illustration et du goût

Ekaterina Ermolina, Cuisine (détail). 2024. © Ekaterina Ermolina.

L’exposition de l’illustratrice Ekaterina Ermolina au bistrot genevois le Picotin, à Saint-Jean, nous offre une plongée fascinante dans l’univers culinaire, à la croisée de l’art et de la gastronomie.

Ekaterina Ermolina, Salade fragola, sarda, betterave, concombre, fenouil, roti. 2024. © Ekaterina Ermolina

Il est rare que l’on puisse saisir, d’un seul coup d’œil, les multiples ramifications que la nourriture entretient avec notre existence. Plus qu’un simple carburant physique, elle est au cœur de nos relations, de nos identités culturelles et de nos souvenirs les plus précieux. L’exposition que nous présente Ekaterina Ermolina dans un bistrot genevois ancré dans une philosophie de cuisine locale et saisonnière, nous invite à plonger dans cet univers fascinant où les saveurs du terroir deviennent des œuvres d’art. Il ne s’agit pas simplement de célébrer le plaisir gustatif, mais de nous faire réfléchir à la complexité éthique, sociale et culturelle qui se cache derrière le processus culinaire.

L’idée de prendre la cuisine comme sujet d’une exposition artistique pourrait, au premier abord, sembler banale, tant elle occupe une place quotidienne dans nos vies. Mais Ekaterina Ermolina parvient à capter ce qui, en cuisine, se rapproche de l’art du geste. Elle illustre les cuisiniers, ces artistes silencieux qui transforment les légumes récurrents des saisons en œuvres gastronomiques, avec une attention particulière aux détails, une minutie qui rappelle celle d’un artiste devant sa toile.

Chaque plat représenté devient une œuvre vivante, non figée dans une illustration traditionnelle, mais capturée dans son mouvement, dans son élaboration, comme si l’artiste avait saisi l’instant même où l’ingrédient brut, encore terreux, commence sa métamorphose pour devenir une délicatesse. Les gestes des cuisiniers, eux aussi, sont mis en avant, dans une danse méthodique et précise, rappelant l’importance de l’artisanat et du savoir-faire.

L’un des aspects les plus captivants de cette exposition réside dans la manière dont Ekaterina Ermolina traite les ingrédients eux-mêmes. Plus qu’une simple représentation de légumes ou de plats, ses œuvres révèlent les forces cachées qui s’expriment à travers ces produits du quotidien. La question posée par l’artiste est simple mais percutante : comment peut-on créer une infinité de recettes à partir d’une sélection limitée de légumes, ceux imposés par le rythme capricieux des saisons ? La réponse est donnée en images, dans une série d’illustrations qui montrent les cuisiniers dans leur quête quotidienne de renouveau, où l’innovation est un impératif et où chaque nouvelle recette est une improvisation contrôlée. Il ne s’agit pas ici d’un caprice de chef, mais d’un hommage à l’intelligence culinaire, à la capacité de créer, encore et encore, à partir de la même matière première.

L’artiste sublime ainsi la répétition des ingrédients, elle nous montre comment, sous la contrainte des saisons, l’ingéniosité des cuisiniers ne cesse de se renouveler, dans une recherche perpétuelle d’équilibre entre les textures, les goûts et les présentations. C’est une réflexion sur la créativité sous contrainte, thème cher à Ekaterina, qui explore ici un parallèle entre son propre travail d’illustratrice et celui des chefs, tous deux engagés dans une démarche où chaque geste est compté, où l’économie de moyens devient une source d’inspiration.

Mais au-delà des cuisines et des plats qui y sont conçus, Ekaterina nous invite à regarder au-delà de l’assiette, à prendre conscience de la chaîne humaine qui relie la terre à la table. Cette dimension sociale de l’art d’Ekaterina est particulièrement marquante. En tant que sociologue de formation, elle ne peut s’empêcher d’explorer les interactions humaines au cœur de l’acte culinaire. Chaque légume, chaque plat devient ainsi une porte ouverte sur des récits de travail, de coopération, et parfois même de lutte. Ces aliments que nous consommons sans réfléchir sont le fruit d’un labeur collectif, et c’est précisément ce que l’artiste souhaite nous rappeler.

Ekaterina Ermolina, Légumes 2. 2024. © Ekaterina Ermolina.

Une réflexion sur la société de consommation

À travers ce dialogue entre l’illustration et la cuisine, c’est aussi une réflexion plus large sur nos habitudes alimentaires et sur l’évolution de la société qui s’exprime. Ekaterina Ermolina s’intéresse à la manière dont nos pratiques culinaires, influencées par des considérations éthiques, écologiques et économiques, tendent aujourd’hui vers une certaine forme de sobriété volontaire. Cette exposition devient alors une réflexion sur la transition alimentaire en cours, où le « moins » semble être le mot d’ordre : moins de viande, moins de sucre, moins d’ingrédients importés de l’autre bout du monde.

Dans le quartier de Saint-Jean, Le Picotin propose chaque semaine, en plus des plats à la carte, des assiettes « Cocagne », créations culinaires préparées à base des paniers de légumes du même nom. La préparation de ces assiettes représente un défi de taille, car le contenu des paniers n’est connu qu’au dernier moment et n’inclut que des produits locaux et de saison, limitant ainsi la diversité des ingrédients. L’équipe en cuisine est donc poussée à travailler avec ce que la terre lui offre et, sur un plan créatif, à transformer les contraintes en opportunités.

Ce retour au local, au naturel, est une réponse à une société de consommation qui a longtemps valorisé l’abondance et la diversité à tout prix. Aujourd’hui, l’heure est à la réévaluation de ce qui est essentiel, et c’est précisément ce que le bistrot qui accueille cette exposition s’efforce de faire à travers sa cuisine. L’utilisation de tous les composants des légumes, l’optimisation des ressources, l’adaptation aux contraintes saisonnières : autant de pratiques qui témoignent d’un changement de paradigme, où la simplicité devient une nouvelle forme de luxe.

En représentant ces gestes culinaires modestes, Ekaterina célèbre une forme de résistance douce face aux excès de notre époque. Elle nous invite à repenser notre relation à la nourriture, non plus comme une simple consommation, mais comme un acte réfléchi, conscient, respectueux des ressources et des personnes qui les produisent.

Ekaterina Ermolina, Cuisine. 2024. © Ekaterina Ermolina

Si l’exposition porte sur la nourriture et la cuisine, elle est aussi, en filigrane, une réflexion sur le minimalisme dans l’art. Ekaterina Ermolina explore à travers son travail une question fondamentale : comment créer avec moins ? Cette interrogation, qui résonne fortement dans l’approche culinaire du bistrot, se traduit ici par une économie de moyens dans l’illustration elle-même. Les traits sont simples, les couleurs souvent limitées à des teintes terreuses, naturelles, en écho aux produits représentés.

Cette approche minimaliste n’est pas un choix anodin. Elle reflète la philosophie même du lieu où l’exposition se déroule, et plus largement une tendance sociétale à chercher le sens dans la sobriété. En illustrant la nourriture, l’artiste ne fait pas que représenter des plats ; elle met en lumière une philosophie de vie, une recherche d’équilibre entre abondance et modération, entre excès et simplicité.

À travers ses œuvres, elle parvient à saisir l’essence même de ce qui fait la nourriture : non seulement un moyen de subsistance, mais un symbole de communauté, de créativité et de conscience éthique. Cette exploration visuelle et intellectuelle nous incite à repenser notre rapport à la nourriture, à ses origines et à ceux qui la transforment. Par son approche minutieuse et sa capacité à rendre visibles les gestes invisibles, Ekaterina nous rappelle que, derrière chaque plat, il y a une histoire, un travail, et une intention.

L’exposition est bien plus qu’un hommage aux plaisirs gustatifs ; elle est une réflexion profonde sur la manière dont la nourriture nous lie les uns aux autres, et sur la nécessité de réapprendre à la considérer, non plus comme un simple objet de consommation, mais comme un acte créatif et éthique à part entière.

« L’art de croquer au Picotin » par Ekaterina Ermolina
9 octobre – 10 novembre 2024
Le Picotin
15 avenue des Tilleuls
1203 Genève

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Publié dans arts, gastronomie, société