Edouard Levé rêvait d’une écriture blanche qui n’existe pas

scène

Guillaume Béguin adapte au théâtre deux singuliers romans d’un artiste singulier : Edouard Levé, photographe et écrivain suicidé en octobre 2007 à  l’âge de 42 ans. Levé a écrit Autoportrait en 2005 et Suicide en 2007. “Dans le premier livre, laconique et drôle, il fait l’inventaire de lui-même. Sans effets, sans affects, il empile des phrases qui vont vite.
Je chante faux, donc je ne chante pas. Comme je suis drôle, on me croit heureux. J’espère ne jamais trouver une oreille dans un pré. Je n’aime pas plus les mots qu’un marteau ou une vis. Dans le deuxième, il rejoue, d’une écriture presque blanche, le suicide d’un ami vingt ans plus tôt. Si les deux titres font autobiographie, ils atteignent aussi à  une pleine valeur universelle. Sur scène, Autoportrait est joué en continu, et Suicide s’y ajoute certains soirs”. (Texte du Grü, Genève.)

Bertrand Tappolet a rencontré Guillaume Béguin à  l’issue une d’une représentation.

“Autoportrait” et “Suicide” ont permis à  leur auteur Edouard Levé de comparer l’art à  une « porte fermée », souvenir vivace de sa maison d’enfance dont les pièces closes limitaient l’espace. Dans une création réalisée à  la Black Box du Théâtre du Grütli et présentée en tournée, Guillaume Béguin recadre ces deux textes, en fait un collage-montage dans une version réduite, resserrée, tout en en ouvrant le sens façon grand angulaire.

Scène dispersante
Pour “Autoportrait“, la mise en espace de la partition – signée Sylvie Kleiber -  imagine des sièges en vert délavé disposés en ligne et à  égale distance l’un de l’autre sur une moquette couleur brique aux reflets argentés. Mêlant spectateurs et acteurs, l’espace est sillonné par cinq comédiens, qui sont autant de facettes oulipiennes d’une personnalité fragmentée, celle de Levé. La mise en corps sous forme de postures successives, de stations en constellations d’actants marque durablement l’imaginaire par ses portés de cérémonie funéraire, ses rituels de prière communautaire en maraudant par des plissées de ventre. Tout semble porter la marque de l’intérêt de l’auteur et photographe pour le modèle générique, l’archétype, le stéréotype. Témoins ses séries photographiques de « pornographie habillée » où ne s’affirment à  la surface de l’image que les postures sans expressions ni visages révélés propres à  une industrie du X, dont le sens semble comme mis entre parenthèses. Edouard Levé n’aimait rien tant que s’attaquer aux images mentales préexistantes. Même si le travail de Béguin lorgne du côté des explorations de la Berlinoise Claudia Bosse (“Fatzer“) et de la Zurichoise Maya Boesch (“Crave“, “Wet” et “Re-Wet“), Il y a à  la fois une poétique et une combinatoire narrative dans cette manière singulière d’user graphiquement d’une langue dans l’espace. Une langue, précise, clinique, sobre, aussi « blanche » que possible, la mise en forme de Guillaume Béguin comme le livre se voulant un dévoilement de la mécanique de soi que de sa mécanique, ici, d’écriture, là  de mise en scène.

Dans “Suicide“, noir monolithe sourd au pathos, le narrateur s’adresse en 2007 à  travers les années à  un ami ayant opté pour la mort volontaire, une vingtaine d’années auparavant. Des tercets achèvent l’ouvrage rendu quelques jours à  l’éditeur avant le suicide de son auteur : « Le bonheur me précède / La tristesse me suit / la mort m’attend ». Ainsi s’achève l’inachevé roman testamentaire de Levé. Immergés dans une pénombre charbonneuse, les acteurs semblent flotter. Ils se font vestales, flammes de veillée mortuaire. Pour un texte qui sait dire comme nul autre que notre besoin de consolation est impossible à  rassasier. Le « tu » convoqué instaure une proximité, une adresse familière que la langue « blanche » vient vite mettre à  distance. Le narrateur arpente l’ami, ses errements et humeurs, ses inclinations, son détachement, sa présence au monde et tourne autour de l’acte suicidaire comme Stanley Kubrick s’interrogeait sur la noire stèle de son “2001 l’Odyssée de l’espace“. Construit comme un immense plan séquence, le propos est l’un des plus pertinents qui soit sur les rebonds intimes, eschatologiques suscités par le suicidé chez les survivants: « Ton suicide rend plus intense la vie de ceux qui t’ont survécu. Si l’ennui les menace, ou si l’absurdité de leur vie jaillit au détour d’un miroir cruel, qu’ils se souviennent de tout, et la douleur d’exister leur semble préférable à  l’inquiétude de ne plus être. Ce que tu ne vois plus, ils le regardent. Ce que tu n’entends plus, ils l’écoutent… Tu es cette lumière noire mais intense qui, depuis la nuit, éclaire à  nouveau le jour qu’ils ne voyaient plus. »

Plus amplement narratif que les autres récits de Levé, Suicide propose une suite de tercets dont certains ne sont pas sans évoquer l’esprit présidant au travail de mise en scène griffée par Guillaume Béguin : « La Règle me sert/ La contrainte me stimule / L’obligation m’éteint. »

Souvenirs de soi

« Les arts qui se déploient dans le temps me plaisent moins que ceux qui l’arrêtent. » Et c’est à  une expérience temporelle dans un écoulement alliant changement de rythme à  un déploiement d’une logistique de la perception allant du plein feu au black out plongeant le spectateur dans une obscurité amniotique, le texte gagnant en profondeur de champ. Il y a dans la partition de Levé du « Je me souviens », des traces de Perce et ce gout de l’énumération et de la contrainte qui ramène de loin en loin à  l’aube des traces scripturaires de l’humanité. Et puis il y a cette première phrase sur laquelle tous les commentateurs se sont attardés, « Adolescent, je croyais que “La Vie mode d’emploi” m’aiderait à  vivre, et “Suicide mode d’emploi” à  mourir ». Une phrase inaugurale qui résonne étrangement et n’oblige pas nécessairement à  relire le cours d’une vie en partant de sa dimension suicidaire omnisciente.

Autoportrait” fut écrit dans un motel, son auteur en état de siège fantasmant une cité colonisée par des zombies. Il dresse ou couche en un assemblage de juxtapositions, un inventaire de lui-même avant liquidation, disparition, extinction. L’auteur ne nous dissimule rien de ce qui le constitue, le désigne au regard des autres (habitudes de consommation, allure, éthologie de soi, influences littéraires en listage nominatif) tant sur le plan physique que psychologique, sentimental ou sexuel, politique ou philosophique, esthétique. Plus qu’un répertoire, c’est un catalogue raisonné, une cartographie façon acquisitions par correspondances sous la forme de concises assertions où l’écrivain se décrit sobrement et avec beaucoup d’auto-ironie sous toutes les coutures et coupures du quotidien.
Bertrand Tappolet

AUTOPORTRAIT / SUICIDE
Théâtre/Création / Texte d’Edouard Levé / Mise en scène Guillaume Béguin
mise en scène et adaptation Guillaume Béguin
avec Véronique Alain, Monica Budde, Piera Honegger, Joà«l Maillard, Jean-François Michelet, scénographie Sylvie Kleiber.
Les deux pèces furent présentées du 12 au 24 janvier  à  la Black Box du Grü, Genève, et à  l’Arsenic, Lausanne,  du 18 au 28 février 2010.

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