Suites byzantines

scène

Nefés – Silvia Farias – © Ursula Kaufmann

Entre jubilation chorégraphique et désenchantement, “Nefés” de Pina Bausch souffle le chaud et le froid au Grand-Théâtre de Genève.

Une étape turque sur les rives du Bosphore

Le Tanztheater de Wuppertal présente, à  guichets fermés, jusqu’à  dimanche, “Nefés‘ (souffle, respiration en turque) au BFM, dans le cadre de la saison du Grand Théâtre de Genève. Une pièce joyeuse, charnelle et néanmoins trouée d’inquiétude. A travers cette étape turque sur les rives du Bosphore, la pièce permet à  la grande prêtresse allemande de la danse subvertie par le théâtre de poursuivre son périple dans les principales capitales du monde, dont elle estampe impressions, tableaux scéniques et imprégnations mouvementistes mêlant le kathak indien aux partitions expressionnistes d’ici et d’ailleurs.
C’est une installation de trois semaines dans l’ancienne Constantinople qui lui permet de s’imprégner de saveurs, sensations et tourbillons spiralés de cette cité multiculturelle située à  la limite entre l’Orient et l’Occident. A l’image des peintures et mosaïques de la Basilique Saint-Sophie qui présentent l’originalité d’être à  la fois issues de l’art chrétien et de l’art musulman, “Nefés” est bercé d’un multilinguisme naturellement cosmopolite dans ses grammaires chorégraphiques à  l’à“uvre. C’est dans les méandres d’une conscience quasi enfantine qui découvre que le monde se dit en plusieurs langues gestuelles, et qu’il est fait de signes à  déchiffrer que se déploie cette suite de tableaux chorégraphiques. On y passe en revue des éclats ramenant à  ses lieux emblématiques – du Grand Bazar, de la Corne d’or et du Bosphore majestueux au vibrant quartier de Beyoglu – et les plus méconnus, comme les faubourgs asiatiques et mystiques d’Usküdar. La chorégraphe allemande suggère l’immatériel, l’évanescent, avec un art consommé du sensible. Elle berce son récit de ce “hüzün“, cette étrange mélancolie qui flotte dans l’air d’Istanbul et pénètre les âmes. Ainsi la danseuse indienne Shantala Shivalingappa, étourdissante dans un solo délicat et sensuel. Les papillonnements de ses mains, la ductilité prodigieuse de ses phalanges distillent la grâce onduleuse d’un corps mis en apesanteur par un officiant masculin, comme dans le bunraku.

Sensualité et tristesse
L’opus est parsemé d’éléments autobiographiques, parcouru par les gestes et les lieux du quotidien stambouliote. A l’orée de l’opus, voici le hammam, ses corps masculins empotés dans d’immenses serviettes éponge et ses femmes vestales, en surplomb des hommes étendus, peignant leur magnifique chevelure étendard cascadant devant le visage. scène Au mitan du plateau se forme, au goutte à  goutte, une immense mare miroir circulaire qui décentre merveilleusement les danseurs, scénographie “matiérée” chère à  l’artiste allemande. Puis, c’est la traversée animée du Bosphore, partagée entre marchand de tapis, cocktail party et échanges erratiques. Architecturée par un paysage sonore serpentant de l’électro lounge à  Tom Waits en passant par la musique turque traditionnelle, le tango piazzolien l’ “easy listening” de la pop et de la world jazzy fuselées façon compil “Hôtel Costes”, ces suites byzantines chorégraphiées dépassent de beaucoup la simple évocation impressionniste et autofictionnelle. Grâce à  un relais original d’abord : celui du monde vu à  travers les mots d’une langue gestuelle, dont on comprend très vite qu’elle fait bien plus que désigner des choses. Grâce à  un style ensuite : un tour chorégraphique qui a la légèreté de l’évidence, accueillant et entraînant, irrésistiblement musical. On y explore cette ville-monde, Byzance-Constantinople-Istanbul. La reprise d’un geste, la répétition d’un thème corporel ou la redite musicale ponctuent ou cadrent les différentes séquences du spectacle. Et, toujours, cette manière incomparable de jouer avec les timbres, les rythmes, les sonorités, comme la chorégraphe module un kaléidoscope de séquences gestuelles. Jusqu’au final en forme canonique chez l’Allemande de deux processions enjouées, ligne masculine en front de scène, frise féminine en arrière plan jouant merveilleusement du déploiement ondulant et maritime de bras en accents circonflexes.

Couples à  la dérive
« La vie ne peut être à  ce point mauvaise. Mais, quoi qu’il en soit, on peut toujours, en fin de compte, aller marcher du côté du Bosphore », écrit dans “Istanbul Souvenirs d’une ville“, Orhan Pamuk si haï des nationalistes turcs. A l’instar du Prix Nobel de littérature né à  Istanbul, le regard de Pina Bausch est volontiers vagabond, disert dans ses solos masculins souvent éperdus et tourmentés. Elle arpente les couloirs de la mémoire parfois douloureuse du couple. Témoin cette scène où des danseurs assis sur des chaises caressent la tête de femme évoluant, à  quatre pattes comme autant de félins domestiques. Possible souvenir de l’animalité qui git en chaque être socialisé. Et peut-être, moment au ralenti qui rapatrie sans frénésie et à  la manière d’un cabaret libertin et lynchien, les images de l’humiliation faites au corps féminin dans le “Salo” signé Pasolini. Des sensations fugaces et des moments forts aussi pour dire l’amour à  répétition. Ainsi un danseur relève-t-il l’anatomie fléchée d’une interprète qui, au moment de s’aboucher aux lèvres de son amant, ouvre large les pans de sa robe carmin et fleurie, autant flèche de déesse mère qu’anatomie sculptée, voire instrumentalisée, par la domination masculine désirante. Ailleurs, que découvre-t-on ? Elle, les mains plongée dans l’eau d’un seau pour dire le labeur ménager, lui progressant à  pas comptés. Il la saisit à  la naissance de l’épaule. Et enclenche alors un coït furtif mené debout en deux mouvements ourlés de fins râles. Troublante image de l’asservissement sexuel – volontaire ou non – mécanisé au service du supposé “devoir conjugal”. Ces épisodes, qui tranchent avec les clichés habituels du “pont entre l’Orient et l’Occident”, renforcent la mise en lumière de la ruine et de l’échec au cà“ur des relations sans cesse remises sur le métier entre femmes et hommes. “Nefés” se coule dans une méditation baudelairienne sur le destin d’une ville mais aussi du couple, fragile et tenace pourtant, en constante métamorphose tour à  douloureuse et enjouée.

Bertrand Tappolet

Nefés, 4 février 2011 à  20h, 5 février à  20h, 6 février 17h.
Rens. : www.geneveopera.ch

 

Publié dans danse, scènes