Chambres oubliées

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Niamey, Niger. Série « Dans la chambre noire, 2005-2009 ».

Arles. Rencontres de la photo. En recensant les ultimes chambres noires à  travers plusieurs pays, le Montréalais Michel Campeau, né en 1948, a voulu s’en faire le patient et opiniâtre mémorialiste. Mais aussi l’enquêteur investigateur réunissant les indices sur une disparition en cours. Ces derniers laboratoires argentiques semblent condamner à  l’obsolescence, à  l’effacement du fait de l’avènement du numérique. La photographie est alors autant empreinte que nouvelle, à  la fois interrogative et constative.

Ecouter l’entretien avec Michel Campeau. Par Bertrand Tappolet.

 

Avec le XXIe siècle, la photographie est entrée dans l’ère numérique. L’évolution actuelle semble condamner la technique argentique à  ne subsister que sous forme d’expression purement artistique. En janvier 2007, la société Eastman Kodak annonce la fermeture de son dernier laboratoire en France Néanmoins une nouvelle génération de jeunes photographes issus d’écoles font dans leur majorité recours à  un travail à  la chambre. Fait surprenant : la prise de vue se fait ici le plus souvent par pellicule interposée. C’est ce que montre l’exposition “reGeneration 2” à  l’affiche des Rencontres d’Arles jusqu’au 19 septembre et du lausannois Musée de l’Elysée jusqu’au 26 septembre.

La chambre des secrets

Avec poésie et en réfléchissant sur les dimensions de traces et d’apparitions imagées ainsi que de conservation de l’image photographique, la série photographique « Photogénie du laboratorium. Les chambres noires » (exposition programmée dans la section « Promenades argentiques » des Rencontres) scrute inlassablement la dimension préhensible tactilement de ces lieux clos. Pour Michel Campeau, le travail d’approches de ces lieux de mémoire de la fabrique photographique se réalise parfois par tâtonnements, à  l’aveuglette, jusqu’à  topographier du regard ces endroits bientôt disparus.

Dans la foulée de la transition de l’analogique au numérique, ce qu’il reste du médium photographique est aussi à  la fois décorum et sensorium : calfeutrage visant à  empêcher toute lumière parasitaire, conduits d’aération, agrandisseurs, bacs, cuves, ventilateur, bouteilles contenant les différents liquides, du révélateur au rinçage en passant par l’arrêt et le fixateur, minuterie pour la durée des différentes opérations, gélatines rouges posées sur spots, lampes inactiniques ou objectifs révélateurs, plomberie labyrinthique, pinces, filtres couleurs (cyan, magenta, jaune), forêts de câbles électriques, traces des sels d’argent et scotchs multicolores. D’où des vues ramenant parfois au cubisme, à  l’art brut, à  des peintures de Piet Mondrian, l’un des pionniers les plus influents de la peinture abstraite et son génie de la variation. Ou aux compositions plasticiennes de Daniel Spoerri au détour de sa transfiguration du réel dans sa “Topographie anecdotée du hasard” (1962), minutieuse description d’objets essaimés sur la table de sa chambre et évocation de ce qu’elles suggèrent.

A en croire Michel Campeau, la chambre noire est un espace de création à  la singularité marquée au sein des techniques de reproductions de l’image. « Le désir est de montrer l’esprit et l’état des lieux de la photographie. Sans oublier la sédimentation du temps et les stigmates du travail manuel, relève le photographe. Et partant aussi parler du labeur, de l’inventivité, de la débrouillardise des artisans, photographes et artistes à  mettre en place et faire fonctionner ce lieu. Qui est un véritable bric-à -brac électrique mêlé à  la plomberie, où tout est mis en place pour que cela fonctionne. On travaille, imprime et tire les images. »

Le travail comprend des chambres noires visitées à  La Havane, à  Toronto, à  Niamey (Niger), à  Hô-Chi-Minh-Ville et à  Mexico, souvent de 2005 à  2009. « A Niamey, c’est un métier de gagne misère. Il s’agit de portraitiste de photographies d’identité, insiste Campeau. Il y a dans la capitale nigérienne, comme dans celle de Cuba, une impossibilité pour ces artisans à  protéger leurs archives. Lesquelles sont attaquées par le climat tropical ou le sable du désert. » Il s’agit aussi de chambres noires d’amis, d’artistes, de clubs de photos, d’écoles d’enseignement de la photographie, d’institutions étatiques notamment, de laboratoires amateurs ou professionnels. Ce lieu laboratoire saisi sans présence humaine, révèle néanmoins, comme en filigrane, un artisanat fait de débrouillardise et d’ingéniosité enchâssées.

Les chambres noires permettent de s’interroger sur le processus photographique, qui marqua une grande partie du XXe siècle avec sa chimie, son phénomène de révélateur et de fixateur. Un travail à  portée archéologique et épistémologique. Qui est une pierre apportée à  l’édifice de l’historiographie et de l’historicité de la photographie. Après l’enfermement de l’image photo au cà“ur du boîtier photographique, les photos de repérages topographiques et graphiques de Michel Campeau témoignent de cette volonté qui se traduisait dans ces “camera obscura” de découvrir l’image. Ce, en en redéployant tous les éléments de l’expérience enfermée dans un boîtier puis entre quatre murs. Des composantes émotives, sensorielles, cénesthésiques. Qui toutes ouvres sur des dimensions interrogatives tant sur le plan philosophique que psychanalytique. Avec des notions clés tels que l’endeuillement, la trace de ce qui était et de ce qui n’est plus, l’apparition et la disparition, les différentes qualités et natures temporelles, la transposition aussi d’un régime de regard à  un autre, de l’ordre de la reproduction mécanique et de la projection.

Corps – expérience – perception : la triade du philosophe français Maurice Merleau-Ponty, qu’il nomme “corporéité” semble sous-tendre la démarche imaginé par Michel Campeau. Partir d’un corps explorateur pour interroger l’horizon des choses et du quotidien lié au dévoilement photographique à  l’ère argentique. Ce processus se déploie avec un primat mis à  la perception, et partant à  l’expérience. « C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses du monde, d’un sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de la qualité de l’espace, de l’espace à  la chose, de la chose à  l’horizon des choses, c’est-à -dire à  un monde déjà  là , que se noue ma relation avec l’être », avance Merleau-Ponty.

La Havane

La Havane, Cuba. Série « Dans la chambre noire, 2005-2009 »

Mémoires des chambres noires

Le directeur des Rencontres arlésiennes de la photographie souligne que Michel Campeau « a initié son travail comme une sorte de référencement international de différentes chambres noires. Puisqu’il est allé sur quatre continents. Il s’agissait avant tout d’un projet d’accumulation, de quantité. Il s’est immergé à  l’intérieur de laboratoires photos, y donnant des coups de flash. Ce faisant il y a découvert des agencements extrêmement graphiques au fil des parois. Cela vient du fait que ces lieux sont tapissés de petites pastilles permettant de masquer des zones, des scotchs pour tenir les épreuves imagées. » Une part de la beauté émanant de ce travail photographique tient à  cette utilisation du flash se mêlant à  l’éclairage artificielle et à  la luminosité des lampes incandescentes inactiniques. Pour des images qui partent parfois du noir-blanc en explorant les palettes du bleu, du rouge et du jaune.

L’homme d’images aborde ce cabinet de curiosités qu’est la chambre noire et ses sources lumineuses variables à  l’aide d’un appareil numérique amateur pourvu d’un écran rétractable. Selon le Québécois, « le travail s’est développé grâce à  l’éclair du flash électronique, qui donne tout son sens à  la démarche. Et laisse peu de traces dans l’axe de l’objectif. Fondamental est l’emploi du dispositif macrophotographie simultanément avec le champ grand angulaire. Ce qui m’a permis de photographier des objets plus grand que nature. La petitesse des capteurs sur les appareils numériques miniatures fait qu’il y a une profondeur de champ totale dans les images qui s’ajoute à  l’esthétique du travail. Pour ce qui est des sources lumineuses, ces appareils ont la capacité d’intégrer, d’enregistrer à  la fois l’éclair électronique, l’éclairage ambiant et incandescent. J’ai joué sur l’ensemble de ces aspects qui m’ont permis d’enrichir le travail sur des lieux iconoclastes. »

A la vision de la série« Photogénie du laboratorium. Les chambres noires » on songe parfois à  “Je t’aime je t’aime” (1968). Ce film d’Alain Resnais est d’une grande inventivité et d’une grande modernité, du point de vue la définition d’une temporalité “éclatée” propre à  la cure psychanalytique, qui s’enrichit ici des expériences d’absorbement en chambre noire. Il renvoie aussi à  notre époque “lazaréenne”, marquée par le phénomène de la disparition.

Bertrand Tappolet

Rencontres de la photographie. Arles Jusqu’au 19 septembre.
Renseignements : www.rencontre-arles-com
Catalogue publié aux Editions Actes Sud, juin 2010
Michel Campeau, “Darkroom”, Portland, Nazraeli Press, 2007
Site : www.campeauphoto.com

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