La philosophie pour les nuls

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©Marie-Pierre Loiseau

Que peut la philo alliée au rire dans un esprit voisin de ceux de Desproges et Devos pour nous permettre de devenir acteur critique de notre vie et non consommateur sidéré ? Comment remettre en question les clichés, les idées reçues ? La philosophie envisagée comme un gai savoir jubilatoire nous aidera-t-elle à  résister à  une certaine forme de prêt à  penser médiatique ? Ces interrogations, on les retrouve en filigrane de deux opus dus à  Yves Cusset, “Pardon Platon“, qui confronte les figures du bonimenteur et dragueur, exégète philosophique (Yves Cusset), de l’étudiante (Cindy Badaut) et du philosophe (Jean-Pierre Thiercellin).

Entretien avec Yves Cusset. Par Bertrand Tappolet.

 

L’art de la question

Et un seul en scène “Rien ne sert d’exister”, funambulant entre Samuel Beckett, Raymond Devos et Peter Wyssbrod, dont la scénographie rapatrie les tours de valise du “Grand Départ” (1976). Comme les pièces prosaïques d’archives et viatiques du questionnement de soi et du monde. Qu’est ce que la mort ? A quoi sert d’exister ? L’amour est-il possible ? L’auteur fait appel à  Wittgenstein, Epicure, Sénèque ou Babar pour un raisonnement sans butée et sans fin, parfois fasciné par sa propre virtuosité. Yves Cusset y campe un inquiet  aux airs de philosophe ahuri tombé du lit, auquel on aurait inoculé le virus du « doute hyperbolique chronique ». Il fait montre d’un sens accompli du burlesque dans sa physionomie et ses expressions toujours changeantes. Que sa manière de laisser le plateau vide en interpellant le regardeur depuis un hors champ.

Les deux périples au pays de tous les questionnements métaphysiques sont moins chapelets de tours de force comiques qu’invitation à  exercer sa pensée anesthésiée par le virtuel et ses vertiges, lo-fi (budgets riquiquis, casting de gueules next door), et capables d’une vraie gravité. Ensuite, il y a leur contenu, assez inattendu qui nous ramène aux premiers philosophes grecs. Des péripatéticiens qui concevaient leurs réflexions en acte dans une dynamique de mouvement et en dialogue interactif fréquent avec l’apprenant. Fond hors normes confirmant que se joue moins ici le déroulé d’un comique industrieux que le patient déploiement d’un discours. C’est sûrement le plus grand mérite de la méthode Cusset : redistribuer les cartes usées ailleurs en mode do-it-yourself, être absolument dans l’époque, boire à  sa source pop mais filtrée des calculs et du cynisme habituellement véhiculés par le philosophie française à  l’ère médiatique emblématisée par les Onfray, Finkelkraut, Ferry, Bruckner ou Lévy. Ce dernier étant brocardé avec sa muse Arielle Dombasle revisitée en icône kitsch édénique et franciscaine par le duo de photographes plasticiens Pierres et Gilles.

Pardon Platon” est une adaptation en onze séquences de La Philosophie enseignée à  ma chouette d’Yves Cusset, abécédaire philo passant en revue les interrogations du bac philo : la Mort, Dieu sous la forme d’un dialogue avec l’Etre suprême absent, voix off de Kermitterand, la muppet du Bébête Show sur fond de divan vide et de harangues hitlériennes. Mais aussi l’utopie et l’uchronie sous la forme d’un hilarant et étrange tableau en diaporama façon soirée conférence-voyage estampillée “Connaissance du monde” mettant au jour les rouages de l’utopie totalitaire des Schtroumpfs stigmatisant l’Autre sous la forme d’un sorcier au nez crochu, Gargamel, dans une imagerie que l’on croirait puisée au cà“ur des “Protocoles des Sages de Sion“, un faux antisémite fabriqué par la police du Tsar à  la fin du XIXe siècle et devenu l’humus des droites extrêmes. Rien ne sert d’exister.

 

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Pensée en mouvement

Le philosophe et comédien humoriste Yves Cusset semble avoir retenu les conclusions de Ici, l’analyse pionnière, pour autant que je puisse le déterminer, est celle de Girolamo Fracastoro dans son “De sympathia” de 1546 : « Les choses qui nous poussent à  rire doivent apparaître devant nous soudainement et de façon inattendue. Quand cela se produit, nous éprouvons un sentiment d’admiration, qui à  son tour crée en nous un sentiment de joie et de plaisir. L’inattendu produit l’admiration, l’admiration produit la joie, et c’est la joie qui nous fait rire. » S’il n’est pas un grand metteur en scène, le Français a le chic pour situer ses scène dans une zone incertaine entre la paix et la douleur, la participation aux choses et la critique acerbe de ces mêmes choses. Davantage que novateur, c’est donc plutôt un théâtre clivé, aussi épanoui que frustré, qui se risque à  gérer sa petite démocratie d’empêcheur de penser en rond faite de multiples centres aussi interdépendants que profondément solitaires.
Cusset excelle à  distiller ainsi cette impression d’un faux Candide découvrant le monde en même temps que le spectateur, le commentant et le désarticulant parfois jusqu’au non sens. Comme dans cette manière de mettre à  plat une adresse que l’on croyait carbonisée jusqu’à  l’os, rarement questionnée à  force d’être balbutiée ou projetée à  la face de l’Autre : « Je t’aime ». Pourvu d’un sens aigu de la démonstration et du solipsisme, il convoque fois un esprit d’escalier un brin mécanique, style « Marabout, bout de ficelles…». Non sans brio, le penseur en scène démontre que la célèbre formule est l’acmé de l’égoïsme et de l’hyper individualisme déclinés au contemporain. En quelques phrases, il impose un comique comme Raymond Devos sans néanmoins son acidité et ses syllogismes de l’amertume façon Cioran sous tungstène. Lequel peut balayer une certitude, une conviction, un préjugé, et l’homme social qui ressort d’un “spectacle” se retrouve tout nu.
Nietzsche nous glisse, à  la fin de son “Par delà  le bien et le mal” : « J’irais jusqu’à  risquer un classement des philosophes suivant le rang de leur rire. » Nietzsche a une violente aversion pour les philosophes qui, comme il le dit, « ont cherché à  donner mauvaise réputation au rire ». Gageons qu’Yves Cusset est fort éloigné de ce rire à  mauvaise réputation.

Bertrand Tappolet$

A lire : Yves Cusset, La Philosophie enseignée à  ma chouette. Abécédaire déraisonné, Max Milo, 2008.
PARDON PLATON ! à  l’Espace ALYA du 8 au 31 juillet 2010. Avignon
RIEN NE SERT D’EXISTER à  la Maison IV de Chiffre, jours pairs uniquement, du 8 au 30 juillet 2010. Avignon

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