Alice en salle d’attente

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© GTG / Vincent Lepresle

Conte satirique du à  Lewis Carroll, « Alice in Wonderland » est métamorphosé sur le plateau du Grand Théâtre de Genève. On découvre Alice – la touchante soprano Rachele Gilmore – et les animaux humanisés qu’elle croise dans ses aventures au coeur d’un hall d’aéroport avec une composition musicale merveilleusement narrative signée par la Coréenne Unsuk Chin. Le livret mêle des épisodes du roman « Alice au Pays des Merveilles » (1865) et de sa suite, « De l’autre côté du miroir » (1871) à  des considérations métaphysiques et philosophiques.

Entre présence et absence
La mise en scène de la Suédoise Mira Bartov réfléchit sur la naissance de toute image et le mythe de la nymphette enfant que Lewis Carroll photographiait, animé d’un désir chaste mais pulsionnel. En choisissant comme décor un lieu carrefour, un aéroport muni d’une immense horloge arrêtée à  18h01, l’opéra « Alice in Wonderland » retrouve les intuitions du photographe hongrois Georges Brassaï : « Sur cette plaque tournante qu’est la photographie, cet échangeur entre une réalité évanescente et ses ombres qui prennent vie, l’auteur d’« Alice » était vraiment chez lui : la mort du sujet, sa résurrection par delà  le réel, l’arrêt du temps, l’infini prolongement du temps, la présence de ce qui est absent, l’absence de ce qui est présent, tous ces paradoxes, il les a mille fois vécus en faisant des photos. » Scénographiquement, voici une forme de chambre bleue, possible déclinaison de la camera obscura où viennent s’inscrire les projections et apparitions de la surréaliste odyssée de la juvénile héroïne. On se souvient alors de la dernière page du récit où Lewis Carroll parlant de son héroïne, qui a 7 ans, écrit : « Elle resta ainsi, les yeux fermés, croyant presque être au pays des merveilles, tout en sachant fort bien qu’il lui suffirait de les rouvrir pour retrouver la terne réalité. »
Comme dans « Le Terminal » de Steven Spielberg où un « citoyen de nulle part » devient un apatride, seul au monde au cà“ur de l’aéroport JFK de New York, les choix scéniques de Mira Bartov exploitent toutes les possibilités scénaristiques d’un filon absurde : humaniser un univers aussi impersonnel qu’un aéroport, lieu de rencontres subreptices entre deux avions, où des millions de gens se croisent et se connaissent si mal.

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© GTG / Vincent Lepresle 

Partition expressive

Si Lewis Carroll pratique la citation d’histoires pour enfants au détour de comptines, la compositrice coréenne rapatrie et décale pour l’épisode où le lapin tente de faire déloger de son terrier une Alice devenue géante, « La Marche » de «L’Amour des trois Oranges». Un opéra dû à  Prokofiev, basé sur un conte fantastique de Carlo Gozzi narrant les épreuves que doit subir un Prince hypocondriaque. Unsuk Chin a parfaitement saisi que l’originalité essentielle d’ « Alice » réside dans la mise en scène du langage et du discours, et les problèmes relatifs à  l’identité de l’héroïne. Ainsi Carroll en bon mathématicien avance que les mots, matériaux malléables, peuvent être combinés arbitrairement, par exemple en calembours, syllogismes et jeux sur les sonorités. Pour produire un effet de nonsense. Alice fait ainsi une confusion entre l’histoire (« tale » en anglais) que raconte la souris et sa queue (« tail ») qui la fascine.
Témoin de ce rôle prépondérant d’un paysage musical, le vers à  soie fumant un narguilé chez Carroll est tenu par une clarinette basse jouée par Ernesto Molinari. Les accents de l’instrument retrouvent l’étrange souplesse des compositions de John Lurie des Lounge Lizzards pour les premiers opus de Jim Jarmush (« Stranger than Paradise », « Down by Law »). A l’oreille, le musicien semble parler dans l’instrument même. Projetés en surtitres, les conseils et les interrogations de la chenille sur l’identité d’Alice prennent les aspects tour à  tour animés du free jazz ou songeurs et graves. A la scène, sur une longue table effilée, prélat, agent de sécurité, maffieux, politicien et inspecteur agitent bras et jambes en étant sur le dos, évoquant le corps en mouvement de l’insecte. Autant d’agents de corps constitués que le déférent Lewis Carroll photographe aimait à  immortaliser dans des clichés d’une grande froideur.

Regards sur l’Autre

Voilà  plus d’un siècle et demi que la petite Alice court le monde, accompagnée de son cortège d’animaux décalant les comportements humains vers le nonsense et rencontrés au royaume des songes. Alice est cette fillette anglaise élevée dans le culte des bonnes manières. Elle observera, telle une ethnographe ou une anthropologue, les singularités d’autrui, sous réserve que ses intérêts n’en soient pas contrecarrés. « La noirceur de ce récit se révèle dans le fait qu’Alice pénètre dans un univers, dont elle espère bonté, savoir vivre, bon sens, logique et raison. En réalité, elle n’y trouve aucune de ces qualités. Et réalise que la vie est totalement absurde et ne recèle pas de sens particulier. A l’image de la Reine de Cà“ur dans « Wonderland », la personne qui dicte les conditions dans lesquelles nous vivons et fait la loi est complètement folle. Tout s’avère sens dessus dessous dans ce qui est une histoire très rebelle. Elle nous suggère d’utiliser notre propre esprit, de trouver notre voie au lieu de suivre ce qui considéré comme admis », relève Mira Bartov.
En son ouverture, l’opéra imagine une Alice en femme d’affaires pressée, imperméable gris muraille et béret rouge. Mais Alice se dédouble. Elle est face à  son double enfant, portant un fardeau qui semble trop lourd pour elle – sa destinée – et dont la grande Alice sera longtemps séparée par un jeu de vitres – miroirs infranchissables ouvrant sur le jardin, lieu de ses rêves disparus. Dans un ascenseur, la petite Alice enfant est vite entourée de deux gardiens en imperméables évoquant le gardien de la porte dans « Devant la loi », texte – parabole de Kafka. Ces sentinelles deviendront à  la fin les jumeaux Tweedle Dee et Tweedle Dum attendant l’élévateur dos au public.

Retours vers l’Absurde

Dans sa version cinématographique, Tim Burton imagine une Alice de 19 ans, fuyant un mariage forcé et retournant dans un « Underland » plutôt qu’un « Wonderland », en jouant sur un sentiment de déjà -vu. L’opéra propose, lui, une forme de dualité, de double, posant la figure d’Alice adolescente ou adulte, et son incarnation en enfant. La metteure en scène précise : « Etant un classique, Alice s’adresse à  tous les âges. Pour l’enfant, c’est une histoire sur l’art et la douleur parfois de grandir. Aux yeux d’un adulte, il s’agit d’un récit sur l’éveil de soi, en pouvant réfléchir à  ce qui est important ou négligeable dans son existence. Je comprends le point de vue de Tim Burton ayant réalisé une approche similaire de ce conte. Ainsi, perdre le contact avec l’enfant que l’on a en soi, revient à  renoncer à  la croyance en le fantastique et le merveilleux. Lewis Carrol a une vision teintée de romantisme dans cette manière de considérer l’enfance en souhaitant y être, s’y projeter, mais d’un point de vue adulte. »

Visages parlants

La projection du minois du personnage de la chatte du Cheshire (la subtile soprano Cyndia Sieden) sur plusieurs écrans dans la salle de transit permet de mieux apprécier l’extrême qualité des maquillages proposés pour cette production. Point de palette graphique ici, comme dans l’ « Alice » de Tim Burton, mais un choix identique perlant pour l’ensemble du casting – à  la notable exception du personnage d’Alice – de leur donner des apparences de spectres ou d’irradiés baudelairiens en creusant en cercles le pourtour de leurs yeux. Les forant de teintes cadavériques, violacées, rougeâtres ou noires. Le reste des visages se décline en tonalités crayeuses évoquant autant le spectre, le mort vivant que le burlesque muet des origines, style Harold Lloyd ou Charlie Chaplin.

Bertrand Tappolet

« Alice in Wonderland », jusqu’au 24 juin 2010, Grand Théâtre de Genève

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