Le tango et ses fantômes

Photo Sidi Larbi Cherkaoui/  Sadler’s Wells London M¡longa

Au Théâtre du Jorat, jusqu’au 29 mai. Entretien avec Valentina Villaroel et Cristian Cisneros. Dans la caverne de Platon qu’est devenue la scène de Milonga, dernière création du chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui, les tangueros dansent avec leurs doubles projetés sous formes tant d’images vidéo que de silhouettes découpées en 2d, comme des couples de danseurs en écho avec leur mémoire et traces démultipliées au sein d’un mémoriel palais des glaces. C’est toute l’ADN transhistorique et à temps multiples de cette danse solitaire et fusionnelle née dans les faubourgs de Buenos Aires durant les années 1870 que donne à voir l’opus du Maître flamand.

Photo Mario Del Curto

 

La danse silhouettée

« Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous », écrit Rousseau. Dans les plis de Milonga, il semble que Sidi Larbi Cherkaoui souhaite ainsi retenir dans ces images en bandonéon quelque chose des époques et temps du tangos et des danseurs que l’on croise du regard, images rémanentes, dont l’existence et le parcours nous traverse en déliant du trouble, de l’émotion ou une prégnante mélancolie. Bal populaire autant que musique, danse et dancefloor fermé sous la dictature argentine, le milonga comme son successeur le tango est empli de figures chorégraphiques, la corte et la quebrada, empruntées aux danses des rues et des communautés noires. Mais le tango, tour de Babel d’influences issues des immigrations successives, est danse de contact, où le couple est littéralement agrippé.

Cherkaoui est magicien d’un autre monde, toujours le même et pourtant à chaque fois si différent. La silhouette, telle une ombre blanche où vient s’inscrire les formes colorées. Une lecture en volumes, évoquant de loin en loin la pratique en vogue au 18e s siècle, puis celle du livre pop-up.  Comme chez les chronophotographes Etienne-Jules Marey et Eadwaerd Muybridge, s’inscrit un feuilleté temporel montrant les stases du mouvement qui estampent le cyclo du fond de scène jusqu’à former un proliférant peuple des solitudes. Ailleurs  l’un contre l’autre -le premier qui roule des mécaniques et continue les gestes quasi-ancestraux de sa corporation, gestes mémorisés, archivés par le cinéma ; l’autre qui en filme la possible disparition et, non sans ironie, l’efficacité suspecte-, tout contre. La cinégénie de cet art chorégraphique existe bel et bien. Que l’on songe aux films de Fernando Solanas ou à une seule scène d’Happy Together de Wong Kar-waï.

Tout contre, les jeux de séduction

Dans ces abrazos, où le partenaire guide des impulsions de sa paume reposant sur le paysage dorsal dénudé de la cavalière, affleure le fait que « l’homme du tango est un être profond, méditant sur le cours du temps et dur la seule chose qu’il nous accorde au bout du compte : la mort inexorable », selon l’écrivain argentin Ernesto Sabato. On se souvient alors de ce chant eschatologique empli d’amertume fataliste  dû aussi à Sabato qui a tout du Portogène forclos dans la plus haute des solitudes : « Je veux mourir avec moi / sans Dieu et sans confession / à ma peine, crucifié / à une rancœur comme enlacé. »

Le tango est un tricotage de désirs furtifs, où la jambe féminine se fait virgule s’immisçant dans l’entre-cuisses masculines disposée tel un compas, puis se repliant en accent circonflexe, formant un mouvement qui papillonne. Voici un vrai sismographe d’un désir erratique, comme une caresse qu’accompagnent de petits sauts en jambes croisées lors de portés le long de la hanche féminine. De duo en duo, sous une poursuite lumineuse en forme de flaque circulaire, la pièce montre sous tous les angles que le tango est une danse architecturée sur des changements soudains de directions alternant avec des mouvements lents et de graphiques temps de pause. Ces figements permettent de confondre silhouettes du décor et danseurs. Autant de propositions amoureuses et élans de désirs où les incessants changements de direction sont comme une façon d’en jouer, d’y échapper et de les refuser. C’est un véritable jeu de séduction qui se reconduit de tandem en tandem et s’instaure entre les partenaires, les contacts langoureux succédant aux brusques refus. Ainsi le tango est-il dans M¡longa le kaléidoscope sans cesse retourné des sentiments exacerbés et de la passion orageuse comme l’y invite une captation vidéo en mosaïque vue du surplomb d’une paire dansante.

Sans nécessairement tutoyer la grâce surréaliste et l’inventivité des procédures vidéographiées du tandem José Montalvo et Dominique Hervieu (On danse), Philippe Decouflé (Iris) ou Jan Fabre (Angel of Death), les vues en fenêtres multiples de Buenos Aires sont éminemment ductiles et interchangeables. Elles recèlent les impressions premières d’un promeneur. Un danseur les agrandit et les déplace dessinant une fresque mouvante d’images, dans la tradition du muralismo mexicain. L’épisode convoque aussi sur un mode contemplatif et ludique, la navigation sur smartphone et ipad aux déplacements pariétaux imagés. Les éclats en vignettes vidéo de la ville participent d’une impression lointaine que le voyageur peut faire rapidement en glissant sur les lieux ne s’impressionnant que fugacement sur la rétine.

Photo Sidi Larbi Cherkaoui/  Sadler’s Wells London M¡longa

Temps et ville musée

D’un pas de deux tango mené dos à dos, comme les figures sororales retournées et issues  d’une carte de tarot à son déploiement panoptique terminal en six couples répartis dans la même posture, après avoir été reliés par des jeux de bras comme autant de passerelles reliant les intimités, M¡longa se vit comme la lente empreinte du temps sur les sentiments amoureux et le désir, sur un couple, (diffracté en plusieurs) qui s’aime et se déchire, se quitte, se retrouve et se réinvente infiniment. « Ainsi se danse le tango, en sentant au visage le sang qui monte à chaque mesure, pendant que le bras, comme un serpent s’enroule à la taille qui vas se casser », écrit Elizardo Martinez Vila (1911-1976).

Au chapitre des portés souvent spectaculaires vrillant la partenaire en un mouvement spiralé autour du cavalier, le chorégraphe relève : « Certains couples excellent à faire voler le partenaire. Cette virtuosité et capacité à tenir et soutenir, fait que le corps de l’autre devient presque pareil à un objet que l’on lance dans un envol et qui revient. Il y a ainsi un mélange d’abandon et de confiance en l’autre qui sera là pour vous tenir, vous rattraper, à des moments où vous pensez mourir. »

La muséographie est déjà à l’œuvre dans la création Puz/zle pour le Festival d’Avignon en 2012, qui s’0uvre et se clôt par une caméra parcourant une enfilade de salles dans un musée vide avec un danseur courant comme sur un tapis roulant de fitness. Toute la pièce est ponctuée d’images immuables, des places, comme celle de Mai dédiée aux disparus de la dictatures et agitées de drapeaux, les façades des faubourgs de la capitale parfois en rotondités saisies par un objectif panoptique, comme pour illustrer cette prolifération impossible à arrêter. Car l’Argentine, pays d’une folle sensualité est berceau du tango, la danse la plus paradoxale et la plus belle, à la fois sensuelle et violente, cruelle. Il n’est qu’à voir Valentina Villaroel coursant dans un surplace les images de la ville se dressant comme autant de menus déroulants. La musique, elle, joue comme souvent chez Cherkaoui un rôle principal, entre jazz, tango, électro, on est transporté loin dans l’émotion.

Il est des tableaux qui marquent durablement. L’évocation des 30 000 disparus et des manifestations des Mères et Grand-Mères de la Place de Mai est de ceux-ci. De manière médiane, comme souvent chez le chorégraphe. Un danseur contemporain agite une immense bannière blanche  autour de laquelle se coulent les autres interprètes, comme au cœur d’un maillage ou d’un encrier mémoriel indicible. Ce quelques jours après la disparition en prison du Général Videla, le chef de la Junte qui perpétra, commandita et couvrit assassinats, enlèvements et tortures de 1976 à 1983, et dont beaucoup dans sa ville natale ne veulent accueillir la dépouille.

Bertrand Tappolet

 Photo Sidi Larbi Cherkaoui/  Sadler’s Wells London M¡longa

LA PASSION TANGO

Entretien avec Valentina Villaroel et Cristian Cisneros, danseurs dans le cadre de la création M¡longa de Sidi Larbi Cherkaoui.

Comment avez-vous rencontré le tango et quels sont les éléments du point de vue chorégraphique que vous appréciez chez votre partenaire ?

Cristian Cisneros : J’ai connu le tango dès mon enfance par la transmission paternelle. Mon père dansait un tango issu du folklore argentin. Ce qui était originellement une occupation temporaire est devenu progressivement un travail quotidien que je pratique depuis une quinzaine d’années. Valentina, elle, est une danseuse riche d’une haute et accomplie technique notamment en tango classique ainsi que dans des formes plus modernes, tel le style nuevo.

Valentina Villaroel : Dans mon parcours chorégraphique, Il y eu d’abord une formation très intense en danse classique durant sept ans à l’Ecole nationale de danse de Buenos Aires. Le milonga me fascina très vite ainsi que des déclinaisons populaires du tango devenant une passion à laquelle je m’adonne jusqu’à aujourd’hui avec beaucoup de plaisir.

Pour le compositeur de tango argentin Enrique Santos Discépolo, le tango est une « pensée triste qui danse ». Qu’en pensez-vous ?

V. V. : De nos jours, ce n’est pas la tristesse qui veine cette danse. Rappelons qu’à l’époque du fameux poète argentin Enrique Santos Discépolo (1901-1951) qui fut interprété par les plus grands chateurs d’alors, dont Carlos Gardel (1890-1935), la vie était des plus ardues et rudes. Chez lui, il y a une large palette de sentiments et d’émotions, passant de la romance à l’humour en cheminant par la nostalgie ou l’inquiétude existentielle.

S’il existe peut-être une atmosphère empreinte de mélancolie, le tango est essentiellement l’histoire de la rencontre entre un homme et une femme aux tempéraments contrastés. Ce scénario peut ressortir de l’érotisme, voire d’une forme de promenade plutôt que de cour amoureuse. Ainsi « la promenade ouverte » est-elle celle d’un couple qui se dispute pour le jeu avec une intensité qui varie selon la musique. Ce qui est spectaculaire chez le cavalier, c’est qu’il doit réaliser très rapidement les changements de poids du corps, pour être prompt à enchaîner le pas suivant sans retard sur la musique.

Que représente le terme milonga pour vous ?

C. C. : A mon sens le milonga est une expression chorégraphique éminemment sociale liée à la présence de multiples danseurs. L’abrazo au cœur du tango donne à la danse une dimension nettement plus intime, sensuelle. L’abrazo est cette manière très codifiée de se prendre dans les bras. La main droite du cavalier enlace sa partenaire, la position de cette main dans le dos changeant souvent selon la posture.  Le tango est bien davantage qu’une simple danse, pour une grande part des gens en Argentine, c’est une authentique identité culturelle, un art de vivre.

V.V. : Le tango milonga a un rythme très spécifique issu de la candombe, expression de la communauté noire notamment en Argentine. Milonga désigne aussi à la fois le lieu où l’on danse et l’une des formes musicales appartenant au corpus musical du tango.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

M¡longa, Jusqu’au 29 mai, Théâtre du Jorat, Mézières. Coproduction notamment avec le Théâtre de Vidy. Rens : www.theatredujorat.ch et www.vidy.ch. Tournée européenne dont Nuit de Fourvières à Lyon, 11 et 12 juillet 2013. Rens. : www.east-man.be

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