The Square, un film plein d’humour qui ne fait pas rire

“The Square”, Ruben Östlund. Palme d’or Cannes 2017. L’artiste performeur Terry Notary durant le diner offert en l’honneur des mécènes.

The Square, le film de de Ruben Östlund distingué par la Palme d’or du dernier Festival de Cannes est présenté comme une critique des tics et travers du milieu de l’art contemporain sur fond bien-pensant envers les oubliés de la réussite sociale, immigrés et autres Roms.

Synopsis : Christian (Claes Bang) est un père divorcé qui aime consacrer du temps à ses deux enfants. Conservateur apprécié d’un musée d’art contemporain, il fait aussi partie de ces gens qui roulent en voiture électrique et soutiennent les grandes causes humanitaires. Il prépare sa prochaine exposition, intitulée The Square, autour d’une installation incitant les visiteurs à l’altruisme et leur rappelant leur devoir à l’égard de leurs prochains. Mais il est parfois difficile de vivre en accord avec ses valeurs : quand Christian se fait voler son téléphone portable, sa réaction ne l’honore guère… Au même moment, l’agence de communication du musée lance une campagne surprenante pour The Square : l’accueil est totalement inattendu et plonge Christian dans une crise existentielle.

L’intrigue se développe autour des aventures de Christian, un directeur de musée d’art contemporain apparemment imprégné de valeurs humanistes et environnementales, perturbé par le vol, dans la rue, de son téléphone et autres valeurs durant une mise en scène astucieuse relevant de la performance. Il nous vient alors le souvenir d’une performance de Gianni Motti, à Art Basel, durant laquelle un prestidigitateur engagé par l’artiste avait fait les poches de plusieurs spectateurs invités à y assister. La rage exprimée alors par certains (qui récupérèrent leurs biens après-coup) était en tout point commune à celle de ce Christian riche et célèbre soudainement pathétique de lâcheté dans sa quête irraisonnée de vengeance. Celui qui évolue dans un monde où tout est à sa place et sécurisé – situation professionnelle, honneurs, argent, plaisirs – doit se confronter au monde moins favorisé sur son propre terrain, en banlieue. Ou comment un événement qui touche à l’intime fait brutalement tomber le masque.

A Cannes, le président du jury Pedro Almodovar créditait Ruben Östlund d’avoir « réalisé ce film extrêmement drôle d’une main de maître. Il est question du politiquement correct, qui est une dictature, peut-être aussi horrible que n’importe quelle autre dictature. Ce sujet aussi sérieux a été traité avec une imagination incroyable. »
Peut-on parler « d’imagination incroyable » quand le film compile des clichés usés à propos d’un art conceptuel dont les premières manifestations remontent à plus d’un siècle ?
Trop de discours abscons et d’œuvres hermétiques au commun des mortels alimentent malheureusement une critique qui ne faiblit pas, et les oeuvres exposées en ce moment à la FIAC donne du grain à moudre à ces « ennemis farouches de l’art contemporain qui y puisent la matière juteuse de leurs pamphlets. » (Le Figaro), tandis qu’un média plus réac’ (Valeurs Actuelles), à la fin d’une longue dissertation sur cet art censé reposer sur « l’inversion des valeurs », conclut : « blasphémer contre l’art contemporain n’est plus seulement un droit, ni même un exercice d’hygiène mentale : c’est, au plein sens du terme, une oeuvre salutaire ».

“The Square”

La confusion considérée si révélatrice de la prétendue vacuité de l’art contemporain est illustrée dans The Square par le préposé au nettoyage qui balaye et fait disparaître l’œuvre constituée de mottes de terre. Ruben Östlund enfonce ici le clou en faisant dire à l’homme de l’art Christian qu’il suffira de reconstituer discrètement l’œuvre à partir d’autres mottes de terre.

Ce genre de méprise, suivie d’une proposition identique, survint en 1980 à Bienne lors de la traditionnelle exposition de sculptures. Le directeur artistique de l’exposition informa l’artiste genevois Gérald Minkoff de la méprise du jardinier qui avait considéré son oeuvre Video Blind Piece, constituée de 14 tubes de télévision fichés dans le sol, comme un amas de détritus abandonnés :
« Lors de votre passage hier à l’exposition suisse de sculpture, vous avez malheureusement dû constater la disparition de votre œuvre susmentionnée. Le terrain qui n’était pas tout à fait prêt au moment du placement de votre œuvre, devait encore subir les derniers travaux d’égalisation et finitions. Malgré les ordres donnés au jardinier-chef de la ville, l’incident se produisit. Par un enchaînement de circonstances malheureuses, le jardinier fit procéder à l’enlèvement des écrans de télévision qui forment l’ensemble de votre œuvre. Ces écrans furent donc enlevés et détruits.
Croyez, Monsieur, que nous regrettons vivement cette méprise. Nous avons de suite donné l’ordre au jardinier en question de retrouver des écrans afin que votre œuvre puisse retrouver sa place au plus vite. » L’ouvrage de Dario Gamboni, Un Iconoclasme moderne (1983), recense mille autres exemples de cette incompréhension.

L’installation “The Square” est la pièce maîtresse du film : un quadrilatère tracé au sol à l’intérieur duquel une plaque explique : “Le Carré est un sanctuaire où ­règnent confiance et altruisme. Dedans nous sommes tous égaux en droits et en devoirs”.

Le film fait cependant le buzz grâce à une sortie qui coïncide étrangement avec l’ouverture de la FIAC et à la participation active du monde de l’art. C’est le coup de maître de marketing d’avoir provoqué sa récupération par le même microcosme institutionnel que celui dépeint dans The Square comme en témoigne la projection privée offerte au Tout-Paris artistico-politique. Ce dernier, convoqué en grande tenue de soirée au Centre Pompidou, avant même l’annonce de la Palme d’or, a confirmé le caractère ultra-élitiste du milieu. La sortie sur les écrans français a eu lieu la veille de l’ouverture de la foire d’art.

Interrogé par le JDD, Nicolas Bourriaud, dont la théorie de l’Esthétique relationnelle est citée dans le film, relève : « Pour moi, le vrai sujet de The Square n’est pas l’art contemporain. On ne voit pas le travail au quotidien d’un directeur du musée. C’est juste une caricature qui sert de toile de fond pour parler de la mauvaise conscience face aux défavorisés, une préoccupation aiguë de la société suédoise, que je connais. La charge la plus virulente vise des agences de communication et des journalistes. »

À la dictature du politiquement correct évoquée par Pedro Almodovar, Nicolas Bourriaud ajoute donc celle de l’audimat. Juste remarque à l’heure où des politiques évaluent le travail des musées au seul critère du nombre d’entrées, des médias celui des journalistes au nombre de clics suscités – synonymes de pubs vues – et la promotion au buzz créé ou non. L’art contemporain est dirigé par un groupe de sociétés et de collectionneurs qui veulent inévitablement voir exposer ce qu’ils estiment attractif et vendeur. Cela signifie qu’en matière de créativité ils ont souvent de nombreuses années de retard. Aux communicants et aux journalistes, il faut adjoindre le directeur du musée qui se doit de monter des expositions pertinentes et ne pas déplaire aux mécènes tout en étant au service de collectionneurs souvent aussi marchands.
La mise en évidence par Ruben Östlund de la puissance de cette dictature lors de la conférence de presse qui voit Christian démissionner ne doit pas inaperçue.

 

The Square
Réalisateur : Ruben Östlund. Pays : Suède, Danemark, Etats-Unis, France.
Acteurs : Claes Bang, Dominic West, Elisabeth Moss, Terry Notary. Durée : 2h22

Genève, Cinémas du Grütli, Cinéma City, jusqu’au 7 novembre.

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Publié dans art contemporain, cinéma