L’électro-pop sensorielle d’Ariane Moffatt

Photo Maude Arsenault

Au Chat noir le 15 novembre. Etrange et séduisant dans son éclectisme, l’album “Ma” signé Ariane Moffat est une exploration sensorielle de la limite, et des bordures du monde et des corps. Ni vraiment dehors ou dedans une électro-pop de chambre avec vue sur l’intime et le grand angulaire du paysage, cette livraison brute et sophistiquée est de passage au carougeois Chat Noir.

Incompréhensiblement boudée par le triomphe, la Québécoise native de Saint-Romuald compte parmi les parolières, compositrices et arrangeuses les plus audacieuses et somptueuses de son temps. Une destinée aux vues musicales longues comme des bras de mer new wave, libres comme des courants d’air pop rock et jadis néo folk, nuageux comme des lignes neigeuses électro que l’on rêverait remixées par l’astre splendide du rythm and blues synthétique et nocturne, le Britannique Jamie Woon. Une artiste libre de briser les conventions tout en mélangeant des influences séculaires et futuristes. Quatrième opus signé Moffatt, “Ma” tient en effet autant de la pop, de la cold wave, de la soul, du R&B et des musiques électroniques tour à tour anguleuses et songeuses. Bien plus qu’un simple patchwork des musiques actuelles, voici un nouveau désordre poétique qui réinvente la syntaxe, la danse des sons et du monde. Pris dans ces géométries variables et un sens de la rupture, l’esprit se laisse aller, sans résistance, sans même savoir où dans ce qui est parfois un semblant de chaos plutôt rond. « Un album bilingue  à dimension sociale et traversé d’une forte dose d’autodérision », précise Ariane Moffatt.

Ecriture voyageuse

L’usage d’une virtuosité pop au groove subtil, des formes instrumentales simples et savantes,  et cette suavité mélodique solaire californienne si ce n’est un brin kingstonienne ne lui viendraient-elle pas pour partie de son “mentor”, Mathieu Chédid ? Elle semble en tout cas lui dédier au cœur d’une zone aéroportuaire inondée de soleil, “Montréal” extrait de son lp, “Le cœur dans la tête“, alliage délicat de reggae dub, ritournelles libellules mélodiques de guitare, skat et folk boisé avec une voix primesautière tressautant du côté de Zaz. Depuis le Mile-End, quartier cosmopolite montréalais, sa personnalité se dessine cependant à traits subtils et risque bien un jour de nous devenir chère.

In fine, la découverte de soi est la grande  raison du voyage pour celle, nomade-artiste, qui quête sans trêve et trouve parfois. En tournée notamment, l’expérience du voyage est une occasion de retrouver son corps et de le sentir vivant en lui faisant subir toutes sortes de dérèglements, tout en saluant « ses retrouvailles avec les durées biologiques », comme l’écrit le philosophe hédoniste Michel Onfray dans “Théorie du voyage, Poétique de la géographie“.

Elle détaille en entretien cette semaine : « J’ai cette quête entre deux albums de quitter mon centre, ses repères, le quadrillage et chronométrage de l’existence. Ce mouvement qui est aussi déplacement, décentrement  de soi nous rapproche d’une forme de vérité non calculée qui nous met à risque. Et amène à toucher en soi le moins typé et prévisible qui soit. Chacun a ses méthodes pour retrouver sa créativité, fragilité et sensibilité. Pour moi, cela se déroule beaucoup à travers le voyage, tant il permet d’avoir recul et distance sur l’existence. Eprouver une manière de solitude dans toute cette vastitude, ses différences d’horizons culturels afin de toucher à des réalités plus profondes, essentielles ». Pour l’album “Ma“, elle reconnaît  « être passée en l’espace de trois semaines  du Grand Nord à des régions désertiques, animant un atelier d’écriture de chansons en compagnie d’adolescents inuit à Salluit, village entouré de hautes montagnes crénelées et fiché le plus au Nord du Québec, permettant d’avoir un contact privilégié avec la nature sous un climat rude (-40). Quelques semaines après, me voilà en kitesurf dans le sud Marocain. J’ai un besoin toujours intrinsèque de voyager pour écrire. Cela fait partie d’un enrichissement intense dans une expérience de vie. »

Echappée du rock électro synthétique de Kraftwek, l’un des groupes les plus échantillonnés de l’histoire,  autant que de  la profondeur vocale et métaphysique de crooner madré à la Chris Isaak, tel est le surprenant titre “Walls of the World“. Sur un rythme chaloupé, jouant des roulis plus accentués que dans les parages feulants d’une Lana Del Rey néo 50’s, Moffatt y met en scène une belle hybridation entre pur fantasme lynchien et une sorte de “Quentin Tarantino” musical au texte âprement intime dont la force et la vérité semble tutoyer la plus haute des solitudes fêlée délivrée par Steven Morrissey (The Smiths). Le morceau s’est construit sur un choc frontal avec l’architecture du réel, un accident de scooter subi alors que la jeune femme apprenait  le suicide d’un ami. La partition se veut aussi une réflexion sur la mort. Et la perte qui est pourtant l’une des expériences fondatrices  structurant notre humanité commune.

Ariane Moffatt sait écrire des chansons sublimes, insurgés morceaux de pop lettrée, cinématographique et postmoderne, dégagent un parfum de glamour et de romantisme suranné, vénéneux qu’on n’avait pas entendu depuis le “Wicked Games” de Chris Isaak. Sa musique sait se souvenir des années 80, refigurant tout en le décalant le meilleur de la cold wave pour l’entraîner sur le littoral du groove alangui et entêtant. Chez elle, la mélancolie trouve un sourire auto-ironique, où le trip hop est composé avec les tripes ouvrant sur des musiques spatiales et habitées. Entre rock atmosphérique et transe, elle réactive dans quelques fins de plages en forme de stase chamanique quelque chose du sensorium des maîtres montréalais du post rock, God Speed You ! Black Emperor, entre pure substance sonique et amples palpitations des chairs humaines. Plane aussi l’ombre tutélaire du chanteur Nick Drake inspiré par le blues et la bossa nova, devenu la référence d’un courant mélancolique et introspectif du folk et du rock indépendants.

Le corps, encore

Ressemblant à un paysage intime incertain et déboussolé d’après la catastrophe, voire  face au formatage de la sculpture de soi ou les nouveaux visages moins d’une aliénation que d’un désarroi sur le « que faire » de Lénine appliqué à l’anatomie, “Mon corps” a de bonnes raison de rester l’une des plus douloureusement pertinentes et des plus intensément émouvantes chansons de son temps. Dès l’entame, un beat infectieux qui invite à glisser sur le dance-floor, celui de l’exercice entêtant, anxiogène, inspiré d’une new wave arc-en-ciel, d’une électro gothique et d’un kraut pop discrètement tourmenté, le morceau évolue sur cette lisière accidentée entre musique savante et mélodies populaires avec montée finale de synth-wave sous vocodeur. «  Quoi faire avec mon corps, le vendre, le donner ou jouer avec son genre. Quoi faire avec mon corps. Le guérir, le blesser ou le gaver d’animaux morts ». On songe alors à la romancière Nelly Arcan (“Folle“) où écrire est une mise à nu, qui sait dire le découragement fataliste d’une femme abandonnée, un rendu à vif restitué avec une profondeur rarement atteinte au Québec. Sur d’autres rythmiques parfois tribales évoquant une mélancolique transe fascinée, se déploie “In Your Body“, exploration d’un corps subverti par le désir, où le plus profond en l’humain est la peau, comme le suggère Paul Valéry. Mais ici, singulièrement la peau de l’Autre, un infra-lieu où se dissimuler comme un repaire, un refuge face à tous les malentendus.

On comprend aussi l’attirance de la chanteuse compositrice pour l’univers du dramaturge libano-québécois Wajdi Mouawad, dont le dessein est de dire le monde, le dérouler, le déployer encore et toujours, comme une fresque. S’ancrer une nouvelle fois dans l’Histoire et dans les histoires, dans le collectif et dans le personnel, pour faire un théâtre d’ici et maintenant. Ainsi “Le sang des promesses“, son quatuor réunissant “Littoral“, “Incendies , Forêtset Ciels” fait du rapport écriture/acteur le fondement essentiel de la représentation. De même, chez Moffatt le lien entre écriture/auteure est-il constamment arpenté, interrogé chez la jeune femme qui tient un cahier de ces jours et nuits au fil de ses déplacements au monde.

Quelle autre artiste peut ainsi allier des claviers évoquant la pianiste et interprète américaine de r’n’b américaine Alicia Keys, une synthèse électro tourmentée proche de la Suédoise Fever Ray pour cauchemarder tranquillement et une poésie posée entre surréalisme et haïkus organiques, sensoriels ?Pour “Ma“, elle écrit au frontispice de sa création sonore : « MA – une expérience sensorielle du vide en tant que substance, l’intervalle, la durée, la distance, non pas celle qui sépare mais celle qui relie. Le vide comme matière à ressentir, à contempler, à entendre. ». S’il rappelle l’acronyme inversé du nom de la chanteuse. L’idée du “Ma” au Japon est temps de silence dans la diction, privilégie les blancs et le néant en tant qu’ils appellent à y recevoir une infinité de significations, comme la voix de l’artiste qui s’absente souvent de ses compositions pour mieux laisser sourdre une présence en creux. Ariane Moffatt a fait aussi paraître, en 2010, “Trauma” – un florilège de reprises remaniées de chansons anglophones, allant de The Ronettes à Cat Power et de Tom Waits à Leonard Cohen et enregistrées pour la série télévisée québécoise éponyme.

Agora et liens entre générations

Dans le sillage du printemps d’érable de 2012 au Qébec et des manifestations populaires face notamment à la  loi 78, une loi spéciale, autoritaire et répressive, contre les grévistes., elle écrit “17 mai”. Soit une suite de dépêches de presse aux “rimes pauvres” en forme de tweets sur l’actualité parfois un brin cryptés. Une écriture automatique par saccades qui réactive les télescopages des sens chers aux Surréalistes. Il y a naturellement le constat que Québec, le mouvement étudiant a été, historiquement, l’un des principaux leviers de changement social et le fer de lance des revendications sociales. Ariane Moffatt explique au Journal ” L’Humanité dimanche”, en date du 7 juin 2012 : « Ce qui se passe au Québec marque clairement un ras-le-bol général : c’est la réaffirmation de l’idée du nous, du collectif, de la  démocratie. C’est sain pour la société : lors des séances de casseroles, à 20 heures, les gens sortent, se rencontrent, se rendent compte de ce que signifie vivre en société. Ça brise l’individualisme, ouvre à la force de la collectivité, au pouvoir qu’un peuple peut avoir. »

Ariane Moffatt a aussi témoigné de son homosexualité, un geste loin d’être évident pour une artiste. Il rappelle que les lesbiennes, dans de nombreux pays occidentaux, souffrent du silence assourdissant de l’histoire, d’une invisibilité sociale encore bien  trop prégnante ainsi que d’une forme particulièrement douloureuse de dévalorisation, voire de déni de soi pouvant conduire au suicide. Elles doivent faire face, dans leur majorité, aux discriminations (notamment à l’emploi, au logement parfois de manière souvent implicite) et réactions lesbophobes dont elles sont encore bien  trop souvent victimes dans la vie quotidienne.

En ce mois de novembre, à l’occasion de la création de “La démesure d’une 32A” au théâtre montréalais Espace Go, la jeune femme a été appelée par la metteure en scène et dramaturge Brigitte Poupart pour  imaginer les compositions musicales de plusieurs poèmes de l’actrice, scénariste, écrivaine, chanteuse et humoriste canadienne âgée de 78 ans, Clémence DesRochers, dont “Maman“. Une poignante comme rarement adresse à une mère à jamais absente sur un piano qui ruisselle, cisèle l’attente effondrant exhaussant l’être tout à la fois : « Mais depuis ton départ ma maison est si vide! J’ai beau y mettre tout ce dont j’avais rêvé. Mes rêves ne sont plus que des gestes livides. C’est de ta seule absence que je suis habitée.»

Aux yeux de la chanteuse, avouant une profonde admiration pour le poète des paysages qu’est Gilles Vigneault, les générations se tuilent, dialoguant entre elles. Au creux du scénario ou plutôt de ces intenses instantanés que sont les chansons, Moffatt est venue glisser sa plume, dressant comme de rien les émotions et les évocations de ces lumières et ombres, de ces mondes créés sur base de “presque rien” et d’un précipité en sensations né des interstices du quotidien.

Bertrand Tappolet

Site de l’artiste :

Ariane Moffatt en concert. Au Chat noir,13 Rue Vautier, Carouge. Jeudi 15 novembre. Dès 21h. Rens. : www.chatnoir.ch

La démesure d’une 32A. D’après l’œuvre de Clémence DesRochers. Jusqu’au 8 décembre 2012. Théâtre Espace Go, 4890 Boulevard Saint-Laurent, Montréal.

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