Vingt-sept pommiers sont des acteurs de la diplomatie helvétique

Anne-Julie Raccoursier, Bi-location. Installation, 2011-2018. Le pommier de la variété Rose de Berne planté au centre de la cour de l’Ambassade de Suisse à Moscou. © Anne-Julie Raccoursier.

Depuis le 18 juin, un simple pommier planté au centre de l’Ambassade de Suisse à Moscou symbolise l’étendue souvent insoupçonnée des liens entre les deux pays. L’installation Bi-Location est l’oeuvre d’Anne-Julie Raccoursier, lauréate du concours Kunst am Bau à l’occasion de la rénovation du bâtiment diplomatique. Pour cette intervention dans la cour de l’ambassade, l’artiste a soustrait un simple élément du quotidien, un arbre, pour le réintroduire dans le contexte de l’art, brouillant ainsi les limites traditionnelles entre les produits de l’art et ceux de la nature.

Bi-location est pour Anne-Julie Raccoursier « une idée, un concept immatériel assez philosophique qui parle du lien à distance et illustre le fédéralisme. » L’oeuvre, sélectionnée parmi sept projets présentés, propose une autre voie que celle de l’habituelle sculpture statique rapidement oubliée en même temps qu’elle se fond dans le paysage.

Inauguration de la rénovation et de l’extension de l’Ambassade de Suisse à Moscou. Sergueï Lavrov, Iganazio Cassis. Toutes les images © Anne-Julie Raccoursier.

Le génie du lieu, l’Ambassade de Suisse est située dans le quartier d’un ancien verger du tsar, a inspiré les architectes Doris Wälchli et Ueli Brauen chargés de sa rénovation qui ont proposé d’inclure un pommier de la variété Rose de Berne au centre de la cour, cette place centrale à partir de laquelle tout s’organise. En écho à cette proposition, l’artiste a imaginé une œuvre conceptuelle, philosophique et écologique qui prolonge leur idée et l’amène à exister simultanément dans les cantons suisses par la plantation de vingt-six autres pommiers issus par greffe du même arbre. Une sorte de bilocation, comme l’indique son titre, en même temps qu’une révélation de la magie de l’arbre. L’intégration physique du végétal à l’œuvre artistique est significative de la tension entre la quête de la pérennité de l’art et la nature passagère du vivant, et qu’il faille mettre cette réussite au crédit de l’art est certainement un fait indiscutable.

Aucun élément naturel n’est plus symbolique que l’arbre, « Embrassant le sacré comme le profane, il est le symbole par excellence, celui qui les intègre tous » (Robert Dumas) : signe de vie, symbole de la connaissance dans le jardin d’Eden, c’est le motif dont on se souvient « quand tout disparaît » selon la formule de Cézanne. Figure de stabilité, « vivant pilier » pour Baudelaire, instrument à conserver le souvenir, l’arbre constitue et fonctionne comme un monument par sa longévité, il pérennise l’événement en se déployant dans l’avenir. Ainsi, le geste d’Anne-Julie Raccoursier, végétal, poétique et source d’émotions, se voit amplifié au fil de la croissance des arbres et des variations de leur état au rythme des saisons, témoignant autant d’une histoire que de la confiance en l’avenir. Avec Bi-location, conçue en 2011, l’arbre s’entend dans une antériorité vis-à-vis de la très récente prise de conscience des relations fondamentales qui existent entre l’homme et le milieu naturel. C’est en effet seulement depuis l’été 2018 que le degré de curiosité des médias pour le changement climatique s’est sensiblement élevé, puis propagé sur une scène de l’art devenant subitement une vaste forêt.

Durant la conception du projet, Anne-Julie Raccoursier aimait imaginer « un projet qui prenne beaucoup d’ampleur par son déploiement dans plusieurs lieux et parle du fédéralisme, de la nature dans l’art, du lien entre la nature et la société, des liens entre diverses communautés ». Elle a donc sondé l’histoire pour retenir cette diversité constitutive d’une société jusque dans ses extrêmes. Ainsi du tsar Alexandre 1er au révolutionnaire Alexandre Parvus, de Rachmaninoff à Dostoïevski, ou de Victor Korchnoi à Slava Bykov, voisinent acteurs du système ou opposants, sportifs, intellectuels, écrivains, entrepreneurs, musiciens et autres personnages dont le passage ou l’exil en Suisse a marqué les mémoires.

Ensuite, dès 2011, l’artiste a parcouru la Suisse à la recherche d’habitants prêts à héberger un pommier et réfléchir aux emplacements des plantations. Chaque plantation a été un moment festif et convivial. Des familles, mais aussi des riverains et des autorités ont participé aux événements, conscients que leur arbre, profondément enraciné dans l’histoire, est aussi un parmi les 27 autres dont l’ensemble donne une structure logique à l’idée des relations entre les deux pays en même temps qu’il en rappelle ou dévoile les secrets et faits moins connus qui ont permis de tisser ces liens. Pilier, acteur, témoin, pour illustrer ces rôles multiples la philosophe Mona Ozouf, se référant à Rousseau, montre que parce qu’il « est une mémoire, centre l’espace du témoignage et rassemble la communauté, l’arbre est un éducateur, le silencieux pédagogue de la communauté ».

Entièrement vitrées et rythmées de piliers apparents, les façades à profonds redents des deux bras de la nouvelle aile s’ouvrent sur la cour. Vue d’en haut, celle-ci rappelle la forme de la Suisse.

 

Des moments festifs et conviviaux
Chaque plantation a été un moment festif et convivial, des familles mais aussi des riverains et des autorités ont participé aux événements, conscients que leur arbre en est un parmi les vingt-sept autres.

Villa Senar de Serge Rachmaninoff.

Lucerne. Dans les jardins de la Villa Senar que fit construire Serge Rachmaninoff sur les rives du lac des Quatre Cantons et où il vécut entre 1932 et 1939. C’est dans le calme de cette paisible demeure qu’il se remit à la composition après quatorze ans de silence. Il y écrivit entre autres la Rhapsodie sur un thème de Paganini ainsi que la Troisième Symphonie.
Le pommier a été planté en présence de la fille d’Alexandre Rachmaninoff, petit-fils du compositeur, et des membres de la Fondation Serge Rachmaninoff chargée d’en faire un centre culturel.

 

De gauche à droite, plantations à Zurich, Bâle-Ville, Argovie, Jura.

En bas à gauche, plantation en Argovie avec Viktor Kortchnoï. Le grand maître international d’échec fut une figure emblématique pendant la guerre froide au moment où les deux blocs s’affrontaient dans des compétitions mondialement médiatisées. Vedettes planétaires, les joueurs symbolisaient la puissance cérébrale et tactique de leur pays. En 1976, Viktor Kortchnoï dut quitter l’URSS pour des raisons d’ordre politique afin de pouvoir continuer sa carrière de joueur professionnel et obtint l’asile politique en Suisse.

 

Valais. Le pommier planté devant le Casino de Saxon que Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski fréquenta lors de son séjour en Suisse entre 1867 et 1868.

Valais. Le pommier planté devant le Casino de Saxon que Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski fréquenta assidûment entre 1867 et 1868. Dostoïevski passa plus de quatre ans en Europe occidentale avec sa seconde femme, Anna Grigorievna Snitkina, pour échapper à ses créanciers. Ils vécurent à Genève d’août 1867 à l’été 1868, où ils eurent le grand malheur de perdre leur fille Sophie à l’âge de trois mois et qui fut enterrée dans le Cimetière des Rois de Genève. Ils s’installèrent ensuite à Vevey et c’est pendant cette période que Dostoïevski écrivit une grande partie de son roman « L’Idiot ».

 

Anne-Julie Raccoursier et Otto et Wartmann.

Thurgovie. Fromagerie Tilsit à Holzhof, chez la Famille Otto et Claudia Wartmann. L’histoire du fromage Tilsit est liée à Otto Wartmann, un thurgovien parti en 1890 en Prusse orientale. Il revint en Suisse en 1893 avec une recette de fromage qu’il eut l’idée d’appeler Tilsit, du nom de la ville où Napoléon et le tsar Alexandre 1er avaient signé un traité en 1807.

 

Saint-Gall. Au bord du Canal de la Linth (Linthkanal).

Le grand ouvrage de correction de la Linth, réalisé par Hans Conrad Escher Von der Linth au début du XIXe siècle, consista à modifier et canaliser le cours de la rivière dans le but de sauver les habitants qui avaient sombré dans la misère à cause des inondations et de l’extension des marais. Ces travaux furent possibles grâce, entre autres, au don de 100’000 roubles du tsar Alexandre 1er.

L’œuvre compte en tout 28 pommiers situés dans les ambassades, de Suisse à Moscou et de la Fédération de Russie à Berne, et dans chacun des 26 cantons.

 

Dans le hall d’entrée des salons de réception de l’ambassade (passage permettant également d’accéder à la cour), un ensemble constitué de 3 photographies couleur (150 x 120 cm, 150 x 163 cm, 150 x 120 cm), d’une photographie N/B (95 x 70 cm) et d’une plaque en aluminium (95 x 70 cm) permet de prendre connaissance du projet et des emplacements des pommiers en Suisse.

Anne-Julie Raccoursier aimait « l’idée que la vue du pommier dans la cour de l’ambassade, connecté avec les 26 autres en Suisse, puisse provoquer chez l’observateur un déplacement de la réalité vers l’imaginaire, un espace à la fois contemplatif et méditatif. Un concept que nous devons nous représenter mentalement car seule une carte nous apprend où chaque arbre est placé. Niels Bohr, un des fondateurs de la physique quantique, disait à ses élèves que « L’arbre qui est dans son jardin existe seulement quand il le regarde, sinon c’est une possibilité ». L’artiste s’intéresse ainsi à ce monde des possibles où l’existence simultanée de l’œuvre dans les deux pays crée une expérience, des liens et une coprésence spatio-temporelle entre la Suisse et la Russie.

 

Anne-Julie Raccoursier, née en 1974 à Lausanne est diplômée de la HEAD (anciennement Ecole Supérieure d’Art Visuel de Genève) et du California Institute of the Arts de Los Angeles (CalArts). Ses installations vidéo ont été présentées lors des expositions personnelles Wireless World au Centre d’édition contemporaine à Genève, ‘Non-stop fun’ au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Crazy Horse à o.T. Lucerne et au Palais de Tokyo, Paris, Loop Line au Kunsthaus Langenthal, Great Hall au Château de Gruyères, Back to Back à Overbeck-Gesellschaft/St.Petri à Lübeck et Blue Cheap à la Ferme-Asile à Sion. En 2018, elle réalise l’œuvre « Vidéoconfiance » pour le Parlement du canton de Vaud.

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