Vevey. Une photographie mise en contexte

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Sous l’angle thématique de l’intrusion, l’ancienne cité ouvrière de Vevey se couvre de photographies allant du grand format aux dimensions plus conventionnelles.

Entretien avec Andrea Star Reese,
par Bertrand Tappolet. (En anglais)


Dialogue avec la réalité de l’exposition

Exposer en plein air, c’est faire intrusion dans l’espace public. De manière analogue, photographier est aussi un acte intrusif. La programmation de la section plein air aborde cette thématique en réunissant les travaux d’une vingtaine de photographes contemporains qui mettent en scène de manière littérale ou symbolique leur rapport à  l’intrusion. Stefano Stoll, directeur de la manifestation Vevey Images, souligne la nécessité de trouver une adéquation entre le lieu et support d’accrochage des images et le sujet.

Ainsi le photoreportage de l’Américaine Andrea Star Reese est un voyage au cà“ur de communautés vivant dans les sous-sols de New York. A Vevey, son travail est accroché dans un passage sous les voies ferrées de la gare. De fait, des photos placardées en format affiche sont déchirées. Un tunnel qui ressemble étrangement par son architecture glauque et sordide à  ceux fameux de Brian de Palma dans “Blow-Out” (la scène de vol et de vertige) et de Gaspar Noé dans “Irréversible” (lieu d’un plan séquence détaillant le viol cinématographique de l’icône star Monica Bellucci). Andrea Star Reese fait la couverture du catalogue du récent Visa pour l’Image de Perpignan, plus grand festival au monde dédié au photojournalisme avec une photo d’un sans-abri, Chuck, lisant en livre sur des voies désaffectées de métro : la lumière vient à  la fois du livre et du visage au centre d’une sorte de fenêtre rectangulaire de lumière. Soit, une possible métaphore sur l’accès à  l’éducation, à  l’écriture et à  la lecture pour les plus démunis. La vision de la photographe est troublante, tant elle semble rejoindre l’attitude de certaines communautés chrétiennes ou non. Qui ont pour les démunis un regard empathique, compassionnel, une écoute active et dynamique dans ce souci de prolonger des vies dont l’existence semble parfois comme être mises entre parenthèses.

La photographe s’affiche aussi au Musée de l’Elysée à  Lausanne dans le cadre de l’exposition collective “Regeneration 2“. A Vevey, la présentation publique offre bien des occasions de déprédations d’êtres photographiés déjà  balafrés par la vie et sa dureté. Comme ici, il n’y a pas d’indications signalétiques ou de cartels indiquant que ce sont bien des oeuvres qui sont exposées, l’indifférence du passant en transit rapide peut se déployer sans oublier certains retours sur soi et interrogations sur le sens de cette série documentaire, “La Cave urbaine. De l’autre côté.”

Aujourd’hui, à  New-York, les sans-logis se cachent et on veut les faire disparaître. Ou leur faire payer un loyer s’ils ont un emploi. 15 % des SDF sont concernés par cette mesure faisant peser sur eux une grave menace en matière de réinsertion notamment. Le maire de New York, Michael Bloomberg (fortune évaluée à  17,5 milliards d’euros), a suscité une autre controverse en proposant 6000 dollars à  chaque sans-abri pour un aller simple menant à  la destination de son choix à  l’étranger, où il doit avoir de la famille. On estime à  40’000 le nombre de sans-abris à  New York. Depuis l’administration Giuliani en 1992, la police applique une politique parfois musclée de « tolérance zéro », dont les effets délétères et les atteintes aux droits humains sont régulièrement dénoncés par des ONG.

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En 2001, Mark Singer réalise un documentaire en noir blanc, “Dark Days“. Le cinéaste s’engouffre dans le réseau des tunnels du métro new yorkais afin de traduire l’existence, les espérances et les luttes quotidiennes d’un groupe de sans logis, qui y vivent. En 2009, Andrea Star Reese, elle, a choisi de nous immerger dans l’intimité d’un couple afro-américain, Chuck et Lisa, leurs noms de rue. Selon l’homme, le tunnel a déjà  été vidé de ses habitants sans abris au fil des années 90. S’il fut un temps ensuite à  nouveau possible d’y habiter pour une poignée de sdf, il est aujourd’hui fermé.

La photographe s’est rendue à  de nombreuses reprises durant 3 ans dans cet ancien tunnel de métro. Elle a réussi à  gagner la confiance des résidents temporaires de cet espace éphémères. C’est dans des images dénuées de misérabilisme que l’Américaine dévoile le quotidien de ces exclus en lumière naturelle du lieu sans flash et dans un grand format étendu et panoramique rappelant le cinéma dont la photoreporter connaît bien la grammaire, étant vidéaste documentaire depuis de nombreuses années. Comment rendre compte de la vie des ces « êtres en friche » ? En offrant un témoignage respectant la dignité et l’humanité des personnes photographiées. Dans un souci de composition qui rappelle certains pans de l’histoire de la représentation picturale. Mais aussi une photographie plasticienne ou celle à  l’oeuvre sur les plateaux de créations de spectacles d’arts vivants de la scène. La photographe a d’ailleurs saisi des chorégraphies sur plusieurs supports au cours de son parcours. Ainsi cette image qui voit un sans-abri noir se doucher en se renversant un bidon métallique sur la tête évoque trait pour trait un tableau de la mise en scène de la pièce “Combats de Nègre avec chien” de Bernard-Marie Koltès montée à  Atlanta, ville du Sud des Etats-Unis, par Arthur Nauzyciel. Une pièce qui aborde la question des préjugés raciaux, l’exil, la peur de l’autre, l’amour, le désir, l’abandon. On voit au détour d’une autre photo, Chuck et Lisa observer, de leurs abris de fortune, des curieux venus découvrir les graffitis du tunnel Amtrak. Si l’état d’urgence, la débrouillardise, la violence, la maladie, l’alcool et la drogue dominent parfois le quotidien des SDF, c’est surtout l’humanité, la tendresse et une forme poignante de solitude face au monde qui affleurent de cette série. Le travail d’A. S. Reese s’inscrit dans le meilleur du photojournalisme contemporain.

Réalité recréée et augmentée

Dévoilé sur une façade jouxtant le lac, le travail de Thomas Allen est une incursion en volume au coeur de l’univers de la littérature de gare et de ses héros et héroïnes en papier. Allen s’inspire de la vie des anciens romans vintage de poche, des “pulps” (drame, western, thriller). En découpant méticuleusement ces figures des couvertures et en les agençant de différentes manières, il orchestre des mises en scènes colorées. Le passage se fait de l’aplat du livre à  la 3d. L’artiste relève les personnages à  la verticale. En les juxtaposant il crée des dramuscules ou scènes tour à  tour ironiques ou anxiogènes. Tout en laissant au spectateur la possibilité d’imaginer la suite du récit, de scénariser son propre “storytelling“. Cette démarche de collage montage en relief qui rappelle la lecture en volume en vogue au 18e siècle et les livres pop-up de notre enfance permet une secrète alchimie entre ces souvenirs et nos fictions préférées d’aujourd’hui. « Ces tirages sont reproduits sur les murs de la Bibliothèque municipale de la Ville dessinant un clin d’à“il entre le contenant et le contenu », relève Stefano Stoll.

Avec “Unframed ” (“Décadré”), l’artiste français JR considère la rue, la ville comme le plus vaste espace muséographique existant. Ainsi des ouvriers s’affichent dans leur usine sur les murs des Ateliers de constructions mécaniques fondés en 1842 et fermés en 1992. Outre des trolleybus notamment, ils produisaient, des ponts polaires pour les centrales nucléaires françaises. S. Stoll précise : « C’est une mise en abyme qui épouse parfaitement l’architecture urbaine existante, la redouble. Pour les habitants, cela ressuscite le passé industriel de la cité. Car ils ont tous ont un parent qui travaillait autrefois dans lieu d’assemblage assis sur un tabouret identique produisant à  la chaîne wagons et tracteurs. » On se souvient de la série Face 2 Face due à JR: immenses portraits d’Israéliens et de Palestiniens aux mimiques étonnées et burlesques pris au 50 mm et affichés sur le mur de séparation en Cisjordanie ou sur les façades de la Maison des arts du Grütli en plein quartier des banques.

Bertrand Tappolet

Festival Images 2010 Vevey.

Jusqu’au 26 septembre 2010.
Site : www.images.ch
Sites : www.andreastarreese.com; www.jr-art.net.

Publié dans expositions, photographie