Une chaise, un être, une pièce de danse invisible

scène

Walk the Chair. Photo Rares Donca.

Walk the Chair, la dernière pièce de La Ribot délivre une poétique pour danser en pensant …

Performance en forme de démonstration à  l’atelier
Dans la White Box du Théâtre du Grütli, près de cent chaises en bois sont pliées et posées contre les murs, deux grandes tables occupent la pièce tandis que deux photographies grand format de bâtiments dégradés traînent au pied de deux murs opposés. Dans un coin, deux assistants pyrogravent dans les montants des chaises des citations choisies par La Ribot, les livres sources de ces citations sont posés sur leur table de travail.
Le désordre dans lequel se déroule Walk the Chair fleure bon l’atelier d’artiste, il invite les spectateurs à  s’y promener librement au gré de leur curiosité où à  se saisir d’une chaise pour s’installer, rompant ainsi avec l’atmosphère traditionnelle d’une salle de spectacle frontale bien agencée.
La Ribot allume la musique et déclenche l’action de deux performeurs qui interviennent dans une gestuelle débridée, manipulent les chaises pour en découvrir les textes qu’ils lisent à haute voix, ce sont des «méta-phrases» comme «Discours about Modernity», «Movement is Lyrical and…» par exemple. Les spectateurs sont également conviés à  se mêler aux performeurs et se lancer dans la même «recherche», ou simplement à  s’asseoir et suivre les évolutions des autres.

scène

Walk the Chair. Photo Rares Donca.  17 septembre au Théâtre du Grütli.

 La chaise comme métaphore politico-esthétique
Les chaises pliables reviennent régulièrement dans les pièces de La Ribot. L’artiste fétichiserait-elle la chaise ? Lorsque Jean Baudrillard évoque la logique du fétichisme dans «Le système d’objet», il fait référence à  la construction d’un système d’objet par la consommation de signes. La démarche de La Ribot est certainement éloignée de cette conscience consumériste, elle se rapproche plus de la création de son propre système d’objet par la conscience du corps en rapport avec les objets qu’elle utilise.¨La récurrence de la chaise dans les créations de La Ribot n’est donc plus le simple objet fonctionnel qui permet de s’asseoir dans le contexte architectural du spectacle pour gérer une relation fournisseur-client. Elle évoque plutôt le développement de la politique corporelle par la projection de l’image de la sexualité féminine, ou dans le cas précis de Walk the Chair devient une métaphore politico-esthétique qui permute vers l’autre dimension politique de régime esthétique. Une chaise signifie une place, elle sous-entend également l’ombre d’un spectateur. Plus précisément, en terme théorique, elle représente la position de l’objet-récepteur culturel passif. Dans la situation de Walk the Chair les chaises ont fragilisé la portée primitive de leur rôle pour reconstruire en miroir la négation de la subjectivité propre à  son statut particulier lors d’une représentation par un procédé logographique micro-subversif. Grâce aux «méta-phrases» théoriques de La Ribot les chaises fonctionnent comme un moyen d’interprétation de la position conditionnelle qui est inscrite par défaut dans les disciplines du spectacle.

 scène

 Walk the Chair. Photo Simon Quentin

 L’invisibilité poétique et politique
Il faut prendre une certaine distance pour percevoir le sens de la chorégraphie dans Walk the Chair. Ainsi, les éléments actants de la mise en scène – les performeurs, la situation d’atelier, les écrits cités et l’agencement des textes – forment l’ensemble qui installe l’espace de mouvement invisible.
La manipulation des chaises s’assimile autant, même inconsciemment, à  l’acte de danser qu’à  une attitude de recherche tout aussi inconsciente. L’image du corps chorégraphique émerge seulement lors de la manipulation des chaises entre les écrits et les non-dits, en deçà /au delà , à  l’intérieur/à  l’extérieur de cet objet esthétisé et politisé. Le sens de la chorégraphie est donc basé sur l’invisibilité liée à  l’inconscience du spectateur qui ne sait qu’il la produit lui-même. Néanmoins, la chaise comme objet-langue, libre de sa grammaire absolue, peut fournir l’outil d’une chorégraphie personnelle du spectateur. Cette «technique» artistique, qui met en place une présentation plus discursive qu’unifiée, livre alors une image perceptible bien qu’invisible. Avec cette stratégie de l’acte de lecture chorégraphique, La Ribot a déplacé le manque de subjectivité induit par la position du spectateur vers la configuration d’un espace corporel. Cette invisibilité est donc poétique et en même temps politique, constituée à  l’intérieur d’un espace impersonnel qui provoque la conscience autocritique du spectateur et incarne la puissance plastique de leur multitude dans la politique de performance de l’artiste.

Une chorégraphie décentralisée
Il faut remarquer que la liberté de mouvement accordée au spectateur dans Walk the Chair est totale, celui-ci peut même ne pas s’intéresser aux mouvements des performeurs s’il désire tout à  coup tenter sa propre expérience ou consulter un des livres mis à  disposition sur la table. Ainsi laissé à  son bon-vouloir, le spectateur ressent un sentiment étrange, proche de l’inquiétude et générateur d’instabilité, s’il pense aux spectacles conventionnels : s’agit-il d’une performance, d’une exposition ? Est-il nécessaire de définir l’événement selon les qualificatifs culturels usuels ?
Dans le doute, cette «impossibilité» conduit à  expérimenter la condition de décentralisation dans le sens retenu par Michel Foucault. Cette opération «indisciplinée» de politique de «repartage du sensible» est déjà  apparue dans une pièce précédente de La Ribot : «Llà¡mame Mariachi». Lors de sa présentation à  la Comédie de Genève, où les spectateurs étaient face à  une scène frontale classique, un écran remplaçait le corps de la danseuse, le mouvement était assumé par la caméra et le dispositif créait une sensation de vertige lié au détournement de la gravité accentué par l’interrogation sur la nature de la performance: danse ou cinéma ? La déception ou la confusion devenait alors l’objet d’un disconsensus qui conduisait à  défier le regard conventionnel.
La démarche de l’artiste s’inscrit dans une continuité de politique indisciplinaire. Avec Walk the Chair une scène métaphorique violente témoigne de l’attitude radicale de La Ribot adroitement tempérée par des touches d’humour récurrentes. Ainsi de cette pyramide de verres de champagne, symbole de l’illusion d’ivresse promise au spectateur. Armée d’une chaise, la performeuse déséquilibre d’un coup délicatement ajusté l’édifice qui s’écroule dans un fracas de verre brisé et de projection de liquide renversé.

Walk the Chair délivre une poétique pour danser en pensant par la mise en présence d’une criticité sous-jacente. La chaise crée une tension entre sa forme et la vitalité impulsée par le corps absent. Au travers de l’agencement d’éléments visibles, la mise à jour de l’invisibilité révèle les limites et les contraintes du spectacle conventionnel dans une transgression critique des canons de la discipline. C’est une véritable chorégraphie mentale, sujet d’une expérience dialectique, que La Ribot propose au spectateur.

Yi-hua Wu,
doctorante, département Arts plastiques, Université Paris 8
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 chaises

Walk the Chair. Photo Rares Donca

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Plus d’informations:

Voir le site de La Ribot.

– Walk the Chair. La Ribot. Théâtre du Grütli Genève. 17 septembre 2010.

Installation – Walk the Chair. La Ribot participe avec son installation Walk the Chair à  une importante exposition itinérante Move : Choreographing You à  la Hayward Gallery de Londres, avec également Tania Bruguera, William Forsythe, Isaac Julien, Mike Kelley, La Ribot, Wayne McGregor, Robert Morris, Bruce Nauman, Tino Sehgal, Yvonne Rainer, Simone Forti et Trisha Brown. 12 octobre 2010 au 9 janvier 2011.

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Publié dans arts, danse, scènes, théâtre