Photos : Medea Savary
Pour passer l’été au soleil et voyager « à contre saison », sans la foule et à moitié prix, un magazine conseillait à ses lecteurs de se rendre à Venise. Surprise !
Ville des amoureux, ville-Carnaval, ville touristique par excellence ? Entre ceux qui la fuient et ceux qui y reviennent, les opinions sont diverses. Deux auteurs portent un regard totalement opposé sur cette ville : très critique pour Régis Debray, et avec une pointe de nostalgie pour Bertrand Lévy, qui regrette que l’influence de l’homme ait entaché la beauté de cette ville. Bien qu’il « date » des années 90, leur regard peut être transposé sur la Venise d’aujourd’hui.
Venise détachée du monde
Pour arriver à Venise, il faut prendre le train, qui ralentit en passant au-dessus de l’eau, juste avant d’arriver à la gare. à€ ce moment, tout le monde regarde par les fenêtres, contemplant l’étendue d’eau dont la surface est immobile. Comme si l’on voulait marquer un temps d’arrêt sur cette entrée au cà“ur d’un autre univers, où l’eau est un élément si présent.
Venise à la particularité d’être entièrement piétonne, et la circulation dans les rues est donc importante. Jonglant avec les canaux, ces ruelles parfois étroites protègent ou enferment celui qui s’y trouve. « Avec ses rues en couloirs […] ce village sans voitures fait presque autant de bruit qu’une ville embouteillée », écrit Régis Debray à propos de ces ruelles qui, pour Bertrand Lévy, de manière poétique, « contribuent à rapprocher les corps et les âmes ».
Quelle que soit la manière de l’apprécier, il faut avoir du temps pour parcourir la ville, si l’on emprunte les rues, et de la patience, car un plan de la ville ne fait parfois qu’embrouiller les pistes dans un lieu qui ressemble à un labyrinthe. Des repères fléchés disposés sur les murs orientent le touriste pour lui permettre de se rendre aux endroits principaux, où il arrive après avoir eu l’impression d’avoir tourné en rond. Le rapport au temps est donc différent, et fait le charme de Venise pour Lévy, tandis que Debray le rapproche de « l’atrophie ».
Malgré la différence de leurs appréciations, les deux auteurs remarquent un phénomène qui persiste encore actuellement : le dépeuplement de la ville par ses habitants, très visible pendant la période estivale, avec l’augmentation du tourisme. Les maisons semblent silencieuses : la plupart des volets sont fermés, les portes s’ouvrent rarement, peu d’agitation est perçue de l’intérieur, peut-être couverte par le bruit de la rue. L’attention est alors focalisée par ce qui se passe à l’extérieur des maisons…
Une ville en représentation théâtrale
Arrivant à un pont minuscule au-dessus d’un canal, on aperçoit un gondolier, portant la traditionnelle marinière et le chapeau de paille. Il prend la pose pour la photo, dès que les gens s’approchent. Puis, se plaint du nombre de photos demandées par les touristes, par rapport au nombre de voyages en gondole. Étrange paradoxe que ce « personnage » qui refuse de jouer le jeu jusqu’au bout !
Car à Venise, il y a bien une chose dont on ne manque pas : du jeu, du théâtre, à profusion. Venise donne aux touristes les images classiques de Venise : des masques vénitiens, des gondoliers et leur gondoles, un brin d’Italie. Le tout décliné sous plusieurs formes, les vrais grandeur nature, et les reproductions sur les stands bordant les grandes places.
Régis Debray, qui utilise un vocabulaire théâtral pour parler de Venise, remarque que dans cet univers de mise en scène, chaque personnage tient le rôle qu’on attend de le voir jouer. Le gondolier qui entonne une sérénade en voyant approcher les touristes fait partie d’une pièce qui n’existerait pas sans ces touristes-spectateurs. Par conséquent, pour Régis Debray, cette ville est dénuée de substance, puisque sans spectateur, le spectacle prend fin : « reprendre le train, ça sera comme passer au démaquillage, se remettre en civil, redevenir monsieur tout le monde. »
Une question d’attentes
Debray et Lévy décrivent décrivent la ville à la même période et se rejoignent sur de nombreux aspects, malgré leur approche différente. Cela nous renvoie au fait que notre perception d’une ville dépend d’une multitude de facteurs.
Un de ces facteurs, c’est l’ensemble des images que l’on possède déjà , avant même d’avoir vu la ville. Debray parle à juste titre du fait qu’à l’école, on nous pousse à aimer Venise, pour ses qualités historiques, culturelles, etc ; le choix n’est pas donné de penser autrement. La présentation qui nous est faite d’une ville influence en grande partie notre perception par la suite.
Il y a aussi l’état d’esprit dans lequel on se trouve, l’identité que l’on adopte pour visiter la ville. Est-on un touriste, un amoureux de l’art, quelqu’un qui cherche le soleil ou plutôt des endroits insolites ? La perception dépend aussi du « visiteur » que l’on croit être.
Pour fuir la masse touristique, ce n’est pas sur la plage au Lido qu’il faudrait se rendre en été, mais dans les quartiers qui se situent derrière la gare (vers le Ghetto, par exemple), où l’athmosphère est radicalement différente. Ou allors, revenir en hiver pour voir la ville autrement, comme le recommandait Lévy, car à cette période « la ville ne joue plus la comédie ».
Ekaterina Ermolina
Régis Debray, Contre Venise, éd. Gallimard, 1995, Paris
Bertrand Lévy, « Venise, en touriste » (dans Voyage en ville d’Europe), éd. Métropolis, 2004, Genève