Thriller racial au Pulloff Théâtres

Pull Off

Dans “C’est comme ça que ça se passe“, le dramaturge américain Neil LaBute réinterprète le triangle classique : une femme, deux hommes, comme dans “Bérénice” de Racine, “Mélo” de Bernstein, “Othello” de Shakespeare (cité dans la pièce), le théâtre de vaudeville, Pinter à  qui il a dédié sa pièce, etc. Il exacerbe leurs relations jusqu’à  un dénouement fidèle aux canons du thriller façon Hitchcock. Le metteur en scène Geoffrey Dyson entraine trois convainquants comédiens (Frank Semelet, Virginie Meisterhans, Alexandre Ogou) sur les rivages d’un récit à  la réalité incertaine sans cesse interrogée et recadré par l’Homme, une figure imaginée entre l’acteur jouant les scènes et le narrateur plaçant ses adresses face public, mettant en crise le lien entre le spectateur et ce qui se joue sur scène. « Les mots n’ont de pouvoir que si on le leur permet » devient le leitmotiv de cette mécanique aussi glacée que faussement prévisible. « J’ai utilisé tout ce que j’avais sous la main pour m’aider à  dire la vérité, ou au moins une facette de celle-ci ; les sables mouvants de la voix du narrateur, la répétition de scènes vues selon différentes perspectives, des didascalies qui sont autant des apartés qu’un comique du stand-up », explique l’écrivain américain. Il est aussi cinéaste à  succès, comme le prouve une cinématographie axée sur le jeu des apparences, l’identification ou non à  des clichés, des mythologies sociales. Depuis un coup de maître en 1997, “Dans la Compagnie des hommes“, ces liaisons dangereuses campées par deux yuppies cyniques fraîchement largués par leurs copines décidant de libérer leur libido vengeresse sur une victime expiatoire, pure et innocente, tant qu’à  faire, Neil LaBute met le critique sur le grill de dimensions contradictoires et malaisantes. Est-il un auteur malin à  la méchanceté affichée à  suivre de près ou un dramaturge aux velléités démagos passant volontiers par des allusions sexuelles explicites comme les frères Coen ?

Interview avec  Geoffrey Dyson, metteur en scène.

Engrenages
Sa pièce se situe à  l’exact mitan entre son premier film en date “Dans la Compagnie des hommes“, ou l’histoire d’une machination où le plus vil et salaud des deux protagonistes n’est jamais vraiment celui que l’on croit set son ultime opus, “Harcelés“, qui offre à  la star Afro-américaine Samuel L. Jackson l’un des plus beaux rôles de sa carrière.  En emménageant à  Lakeview Terrace, Chris et Lisa espéraient couler des jours paisibles loin du tumulte de la ville. C’était sans compter sur leur voisin afro-américain, un flic autoritaire et raciste qui désapprouve leur relation : il est blanc, elle est noire, c’est donc contre-nature. Dans “C‘est comme ça que ça se passe”, la question raciale y est posée de manière frontale, presque dépassionnée, prise d’avantage comme un drame du quotidien qu’avec des grands airs sociologiques. Le constat fait froid dans le dos (escalade de clichés racistes et acceptation d’un marché de faux semblants pas très reluisant du côté du blanc, orgueil racial, violence conjugale et manipulation argentée chez le noir) sans pour autant trébucher sur de grands discours. Le manichéisme ? Désamorcé, enrayé par d’incessants changements de perspective. “C’est comme ça que ça se passe”, varie les points de vue, passe du tortionnaire aux victimes, des victimes au tortionnaire, avec intelligence et un même souci d’empathie. Alors que tant d’autres se seraient retranchés derrière une posture moralisatrice et monolithique, « C’est comme ça que ça se passe », transige sur le fond comme dans la forme.

Si l’écriture de LaBute peut rappeler celle de la comédie de menace chère à  Pinter ou les mécaniques révélatrices de l’envers du rêve américain de Sam Mendez, il s’en distingue par l’insertion de la dimension raciale essentielle dans l’Amérique de Barak Obama. Dans “C’est comme ça que ça se passe”, la femme est blanche. Elle aurait pu être serveuse mais se donne le grand frisson en utilisant la carte de crédit de son époux noir et fortuné, un self made man et ex coureur de fond émérite universitaire, Cody. Belinda est visiblement sous influence d’un mari violent attaché à  battre en brèche toute tentative de discrimination, positive ou négative. Humiliations, coups bas, menaces à  mots couverts : la peur émane moins des faits que de leur escalade. Le talent économe de LaBute fait le reste intelligemment relayé à  la scène par le choix de l’épure : quelques cubes noirs, trois tulles de projections permettant à  des globaux d’afficher les lieux et un metteur en scène devenu didascalie sonore contredisant par instants l’acteur-narrateur. Belle mise en abyme de l’illusion théâtrale.

Bertrand Tappolet

Jusqu’au 21 décembre 2008 Pulloff théâtres, Lausanne ; le 5 juin 2009, Le Petit Globe, Yverdon-les-Bains, le 6 juin 2009, L’Arbanel, Treyvaux.

 

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