La vie comme sport de combat au Théâtre T/50

Scène au T/50

“J’ai passé ma vie à  chialer mais demain j’arrête” de Matthieu Béguelin se déploie au coeur d’un vestiaire et pose la vie comme un incessant combat. Deux actrices en pugilistes se lancent dans le parcours du combattant qui accompagne les demandes de subventionnement pour un projet artistique avant de passer des identités entre deux corps, du déshabillage à  l’habillage, dans ce temps entre parenthèses, celui du vestiaire. Bel hommage au métier de comédienne et à sa mise en jeu.

Entretien avec Matthieu Béguelin, par Bertrand Tappolet.

Rodrigo KO
L’écrivain de plateau, coqueluche des scènes européennes, Rodrigo Garcia a refusé les droits de représentation de sa pièce “Et balancez mes cendres sur Mickey” que souhaitait réellement monter la Compagnie Douche froide qui signe la création. L’hispano-argentin qui dénonce, par la représentation de corps rendus à  leur animalité, les dérives de notre société, la dictature de la rentabilité, la manipulation et le formatage des individus serait-il aussi un dramaturge jaloux de ses prérogatives et autres prébandes scéniques ? Oublierait-il qu’une puissante multinationale de l’Entertainment lui a, justement pour cette pièce, intenté un procès pour utilisation abusive de son nom, épisode évoqué dans le spectacle ? Le spectacle ne suit heureusement pas la piste d’un règlement de comptes. Mais, dans le premier round de ce combat avec la vie dont on peine à  accoucher du mode d’emploi, les comédiennes pointent l’inexistence du statut d’artiste en Suisse, les difficultés d’exister d’une comédienne face aux normes d’un Office cantonal de l’emploi, la question des délais dans le dépôt d’une demande de soutien à  une création. Et du lissage en forme de formatage conformiste de toute idée artistique par la grâce des fourches caudines de questionnaires administratifs aussi ubuesques que kafkaïens. Ce qui permet ici l’obtention d’une aide ponctuelle, la dément là. A l’heure d’une révision de la loi fédérale sur le chômage qui risque de laisser sur le carreau nombre d’acteurs des arts vivants de la scène, cette partie “J’ai passé ma vie à  chialer mais demain j’arrête” a valeur d’exorcisme.

Entre-deux vies
Deuxième reprise. Qu’il évoque une vigile hantée par son désir d’ordre dans le voisinage (« Je ne veux pas vivre dans un immeuble où règne le chaos. Ici, chez nous, c’est l’ordre qui doit prévaloir », lâche-t-elle), une hôtesse de l’air bombardée et littéralement travaillée par le désir de fête obligatoire au tournant de l’an, une ado stigmatisant le besoin atavique de contrition et de s’excuser attaché à  une certaine suissitude et pouvant mener à  des refoulements mortifères voire de brusques éclats de violence, ou du racisme ordinaire face au réfugié qui agresse, la partition remarquable de Matthieu Béguelin concentre en quelques traits incisifs et sur des scènes de trois minutes tout un cosmos toujours en voie de décentrement et de rupture : précis philosophique oscillant entre deux vies, deux identités qui s’échangent à  vue, considérations personnelles sur le désir d’être du bon côté de la barrière sociale, celle qui ne met pas aux marges, réflexion sur les formes (écriture, cinéma) dans un théâtre voulu choral. L’exercice prend parfois les allures d’un self-control désespéré où le déni de soi côtoie une forme ambigüe « d’orgueil, comme pour un corps en préparation de paraître socialement : « Vérifier mon maquillage, ma tenue, si j’ai transpiré, si je pue, si mon mari se dira en me voyant en rentrant qu’il a bien fait de ne pas prolonger l’apéro avec les collègues dans un bordel à  Roumaines bradées.. Je suis une femme accomplie et j’en suis fière. Je relève les défis dans le silence et l’abnégation et je suis appréciée pour cela. » Ou un speed dating suivant un chat avec un avatar sous pseudo sur le net alors que la réalité monte en soi comme une marée anxiogène lors du rendez-vous avec celui qui s’appelait « Bubble 81 » sur la toile et Rémi pour de vrai : Je veux dire, je le rencontrais pour la première fois, mais je savais bien qu’il ne ressemblait pas à  un poisson jaune et puis il y avait sa description sur son profil avec une photo même. Mais l’odeur, elle, manquait. Et avec elle, c’est toute l’angoisse de la réalité qui revenait au galop. Il avait une haleine d’angoisse. »

« La vie quotidienne représente le résultat ultime d’un long et lent processus de domestication du monde, de son étrangeté et de son incertitude. Chaque fait quotidien, pris dans sa dimension la plus terre-à -terre, peut ainsi être appréhendé comme le signe d’une réalité plus essentielle car plus accidentelle, précaire, fragile. Mais ce sous-monde inquiétant appartient encore au quotidien, il en est la matrice secrète », souligne le philosophe Bruce Bégout boxant avec le réel, deux comédiennes, la blonde peroxydée Fanny Pelichet au jeu distancié comme en déshérence, la brune Patricia Mollet-Mercier, elle, jette littéralement son corps dans la lutte, inquiète ici, merveilleusement détachée là . Trente costumes, quatorze entre-deux vies défilent dans un vestiaire devenu show case. Un déshabillage des apparences et des peaux sociales balancé entre construction et déconstruction avec cette touche ironico-acide déjà  croisée chez des dramaturges tels Durringer, Grumberg, Bourdet ou Piemme. Et autant d’arpentages inspirés des arrières cours d’être pris dans un temps suspendu. La cartographie d’une partition alignant assonances, allitérations et jeux sonores épouse alors les contours de ces rituels de passage, du dépôt de soi en forme de mise à nu en trompe l’oeil.

Bertrand Tappolet

T/50, 11 bis ruelle du Couchant, Genève, jusqu’au 28 décembre 2008.
Rés. : 022 735 32 31
Théâtre du Pommier, Neuchâtel, du 29 janvier au 8 février 2009
Rés. : 032 725 05 05

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