Migrations et faits divers par le village baroque de Jan Lauwers

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© Wongebergmann

Conçue, écrite et montée par Jan Lauwers, Place du marché 76 réunit au fil de quatre saisons vivaldiennes jusque dans leur sensibilité plastique et musicale aux paysages, une suite de tableaux autour de la saga d’une bourgade sous l’emprise mémorielle d’un drame.Exacerbée et pop, le spectacle découvert au dernier Festival d’Avignon est visible à La Bâtie.

 

Clinique du deuil

Place du marché 76 narre l’histoire de quelques villageois hantés par l’explosion d’une bombonne de gaz qui fait vingt-quatre victimes, dont sept enfants. La tragédie de la mort de ces enfants mine les survivants. Le chagrin est trop grand et leur besoin de consolation impossible à rassasier. Jusqu’à ce qu’un jour, un bateau de sauvetage chute des cieux. La clinique du deuil impossible est ici une fabrique de l’hallucinatoire. Au-delà de la mutilation et de la mort qu’il sème, un acte terroriste recèle-t-il une part d’héroïque, d’épique ? « À travers “Place du Marché 76“, je voulais parler de cette population que l’on désigne par l’expression “quart-monde”, c’est-à-dire les pauvres, les sans-abris, les illégaux, les réfugiés. Le premier personnage que j’ai imaginé pour cette pièce est un balayeur, en uniforme orange, qui connaît tout le monde au village », relève Jan Lauwers. Le metteur en scène, dramaturge, chorégraphe et plasticien anversois offre un spectacle kaléidoscopique mêlant danse, chat et musique jouée live. L’opus brasse large la rubrique fait divers avec vue sur chambre métaphysique et eschatologique : la question du comment vivre ensemble malgré ou avec le deuil et le chagrin, l’inceste et l’enlèvement, la pédophilie et le suicide, le handicap et l’euthanasie.

La pièce peut être envisagée, en partie, comme une forme de  négatif du chef d’œuvre de l’Absurde, Rhinocéros signé Ionesco. Et une e variation sur l’excellente adaptation théâtrale par Emmanuel Meirieu du roman de Russel Banks, De beaux lendemains, abordant les ambiguïtés d’une petite communauté après un drame touchant des enfants tués dans un accident et, partant, le cercle campagnard qui les as vu naître. L’orange, couleur de l’Internationale des balayeurs, lumpenprolétariat parfois sans papiers, trouble la vie villageoise. Une voix ouvertes aux sans voix, les balayeurs, dont on entend rarement l’expression poétique et performative hors notamment dans le théâtre de Rodrigo Garcia. Leurs visages sont affectés d’un immense losange noir, probable tache de naissance encadrant l’œil droit. Ce stigmate ramène moins aux androïdes humanoïdes de Blade Runner ou à des figures héraldiques du rock version gonzo et hard grand-guignolesque avec travestissement, maquillage et épouvante  (Alice Cooper, Kiss) qu’à des étoiles de sinistre mémoire.

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© Maarten Van Den Abeele

 

Surréalisme déjanté et maîtrisé

Au centre de la scène, une fontaine entourée d’un podium à la surface métallique miroitante accueille une danse de morts où toute la machinerie théâtrale est avouée ostensiblement. L’installation voit un homme sonorisé des larsens avant d’accueillir des témoignages sur la tragédie passée. Une femme montée sur chaise roulante dit sa douleur d’avoir causé involontairement l’explosion et de se retrouver handicapée affective et sexuée clouée sur sa chaise comme la Martha tirée du téléfilm éponyme réalisée par Fassbinder en 1974. Sauf que c’est elle qui mène ici le bal et manipule son mari. Elle lui demandera de la tuer par étouffement, n’étant plus que le fantôme d’elle-même. Tout s’achève dans un final digne d’un Terry Gilliam par la naissance d’un enfant sans père. Il a surgi du ventre d’une prostituée travaillant son intégration auprès de tous les villageois mâles en âge de copuler, puisqu’elle a été mise en captivité pendant 76 jours, soupçonnée d’avoir aidé son mari dans des actes délictueux. Le nouveau-né est un immense bibendum gonflable.

Il est le fils de la veuve d’Alfred, la Coréenne prostituée dont la présence est un rappel malaisant du passé colonial de la Hollande et de la Belgique, du comportement de leurs troupes au sein des Alliés lors de la Seconde Guerre Mondiale usant et abusant de jeunes femmes asiatiques prostituées et violées au sein de « Joy Division » ou bordels pour la soldatesque. Mais aussi le présent où des Asiatiques se prostituent partout en Europe pour rembourser des passeurs exploiteurs. Alfred, lui, est le plombier supposé pédophile qui a enfermé Pauline, la fille de la boulangère 76 jours, la tourmentant sans la violer, semble-t-il, lors d’une scène retransmise par une webcam faisant la part belle aux gros plans  à la manière du Projet Blair Witch, littéralement cité .L’homme est revenu de l’au-delà en zombie à bandelettes boitillant. Il navigue entre une bande dessinée de Hergé déjantée et une fête macabre mexicaine. Cela donne la mesure de l’esprit surréaliste trash et baroque échevelé de l’ensemble qui ne manque ni d’humour ni de tendresse.

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Publié dans scènes, théâtre