Migrations et faits divers par le village baroque de Jan Lauwers

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© Wongebergmann

Mélodrame épique et opéra bouffe

Dans la plus pure tradition brechtienne, chaque scène est introduite par son intitulé projeté. L’opus est présenté initialement par un homme en uniforme de fanfare, le Sergent Pepper (Jan Lauwers) qui, en jouant les récitants et musiciens dévoile son ensemble choral et concertant le Lonely Heart’s Club Band. La référence peut paraître écrasante, elle est pourtant pleinement opératoire au fil de cette sorte d’opéra bouffe dansé et chanté, dont la partition musicale composée par Rombout Willems (printemps, été), Maarten Seghers (automne) et Hans Petter Dahl (hiver) et jouée sur le vif peut tutoyer la grâce de l’album orchestral des Beatles le plus accompli (Sgt Pepper…). Sorti en juin 1967, cet album est agencé tel un spectacle, autour d’une idée permettant toutes les fantaisies  Tout droit sortis d’une opérette, les Beatles apparaissent sur la pochette en uniformes militaires fantasques et font de chaque chanson un petit tableau ayant sa couleur et sa poésie propres. On écoute dès lors un disque de rock en chambre pour y dénicher un possible sens spirituel ou poétique à sa vie. «  Rombout Willems est un compositeur plutôt classique, Hans Petter Dahl signe une musique plus pop alors que Maarten Seghers évolue sur des terrains plus expérimentaux », relève Jan Lauwers.

L’ensemble rapatrie l’inventivité du double album blanc des Beatles, la musique traditionnelle flamande, des tours médiévaux,  le populaire décalé et choral de Kurt Weill pour L’Opéra de quat ‘sous, le sérialisme mélodique de Einstein on the Beach, opéra signé par Philippe Glass pour la musique. Déboutonnez-vous l’oreille à l’écoute de la merveilleuse ballade-berceuse au détour du  prodigieux, et lancinant, hypnotique et neigeux Silence the Night) cascadant les violons synthétiques comme une ritournelle lyrique que ne renierait pas les plus grandes comédies dramatiques hollywoodiennes. Et ce leitmotiv de trouvère sur un pizzicato de cordes pincées (Trois mots) qui sont les canoniques « Je t’aime ». On s’envoute à l’écoute du vrillant The Commemoration semblant tout droit sortie des cornues des Waterboys période Fischerman’s Friend en ses effluves de bourbon gaélique épicées du gingembre d’un comptoir d’échanges de lointaines colonies. Ourlée d’une discrète guitare, la vaporeuse complainte Lost qui meurt et renaît à chaque couplet dépose des paroles denses et poétiques. La voix y tuile la profondeur inquiète de Fever Ray à la douleur mélancolique faite âme romantique sous chapelle folk épurée d’une Joni Mitchell.

On songe parfois aussi à Sweeney Todd, comédie musicale signée Stephen Sondheim dans cette manière qu’a la fable de se déployer entre opérette noire, mélo larmoyant, farce grinçante, satire sociale et théâtre Grand-Guignol. D’où cette dimension d’“opérette noire” ou “un film destiné à la scène”. Si L’histoire, horrifique, y tire sa source des feuilletons anglais du milieu du XIXe siècle, Place du marché 76 fait son miel de faits divers aussi pathétiques que monstrueux. Comme les univers croisés d’Elfriede Jelinek et Sarah Kane, on passe en revue l’histoire au quotidien que sont les faits divers pour Balzac. Enfermements d’êtres en cave, explosion accidentelle d’une bombonne de gaz avec kyrielle de victimes et la « responsable » déambulant en chaise roulante, et drames familiaux.

 

Survivre malgré tout

Dans cette atmosphère de mélodrame trash, on peut relever l’épisode du jeune Oscar pertinemment interprété par une marionnette style muppet triste et un brin horrifique. De la bouche de sa sœur, Pauline Zonderale, on apprend que le garçonnet veut faire son sexe prendre en bouche par sa sœur qui s’y refuse. L’excitation onaniste est néanmoins à son comble et Oscar jouit sur les yeux de la jeune fille. Pris de remords, saisi de trouble ou honteux, le voici qui se défénestre juste après l’orgasme. Ce qui donne sur le plateau une marionnette fracassée au sol et un interprète accessoiriste comme dans le théâtre japonais bunraku rependant un rouge liquide visqueux à l’aide d’une poire. Stupeurs, tremblements et rires dans le public qui  reprend les réactions voulues au gore shakespearien du spectateur de l’époque élisabéthaine.

Le metteur en scène et auteur précise avoir «  imaginé un village où toutes les catastrophes possibles adviennent en même temps. On peut considérer que c’est peu vraisemblable, que c’est exagéré, mais, en réalité, les événements se déroulent ainsi. Chaque jour, des drames différents, naturels et sociaux, intimes et mondiaux, se superposent, se succèdent. Au moment où je m’entretenais avec ce balayeur de Mogadiscio dans la rue à Bruxelles, Marc Dutroux, en prison depuis dix ans, réclamait sa libération et la Belgique était au bord de l’implosion. Tout s’entremêle : ces différentes réalités me surprennent dans mon quotidien, au même moment. On peut voir le spectacle comme un hommage à l’humanité, dont les membres persistent à survivre, avec leurs joies et leurs peines, même lorsque les catastrophes s’enchaînent. C’est pourquoi le ton n’est ni pessimiste, ni cynique. Quoi qu’il arrive, les personnages de la pièce continuent d’avancer. Comme dans la vraie vie. »

Dans une réflexion sur l’idée de communauté, Jan Lauwers conçoit sa pièce comme une « réponse » à  Dogville. Film où son auteur Lars von Trier réaffirme son penchant pour les récits de martyrs, l’éloge d’une idéologie de la résignation, et une certaine complaisance pour les corps souillés, malléables par d’indicibles désirs. Par son envie d’en savoir plus sur la manière dont se forme et se perpétue une communauté, Lars Von Trier s’identifie un peu au personnage de Tom, le jeune, sentencieux et finalement abject aspirant philosophe. Ce dernier ne recueille Grace que pour en faire un sujet d’étude (et découvrir que la communauté est plus soudée lorsqu’elle dispose d’un souffre-douleur commun que lorsqu’elle reçoit et choie un invité).

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