Les artifices de la séduction froide de Madonna à Lady Gaga

Un modèle de spectacle « divertissant » est devenu un phénomène global en voie de transformer le paysage culturel contemporain et d’être considéré comme un danger propre à déclencher une « crise » culturelle.

Une autre culture à l’ère postmoderne

Les acteurs du monde du divertissement ont-ils une réelle « valeur » culturelle ? En Europe, avec une certaine condescendance, le monde académique feint d’ignorer cette forme d’expression jugée superficielle. Cependant, la société dans son entier est touchée, « infectée » notamment par Madonna et Lady Gaga, deux Superstars « virales » qui se répandent dans la vie médiatique quotidienne.

A la fin des années 70, le philosophe Jean Baudrillard analysait déjà les effets des produits de l’industrie du divertissement et des médias de masse : « C’est la séduction froide qui gouverne toute la sphère de l’information et de la communication, c’est dans cette séduction froide que s’épuise aujourd’hui tout le social et sa mise en scène. »
Certes, ce phénomène menace les modèles artistiques de culture normative qui se déclinent à l’ère postmoderne et démocratique. En même temps, il situe la valeur esthétique non pas dans l’originalité radicale ou le raffinement élitaire, mais dans la richesse cohérente de l’expérience vécue.

Malgré tout, l’hyper-visibilité des célébrités ne constitue pas seulement un intérêt économique, elle démontre l’influence et la puissance sociale de la société médiatique. Dans les années 90, Baudrillard demandait Quel prix va-t-on payer pour Madonna? C’était bien avant l’arrivée de Lady Gaga (2008), l’artiste qui est la plus suivie actuellement sur les médias sociaux au niveau mondial (près de 52 millions de suiveurs sur Facebook, plus de 25 millions sur Twitter). La même question mérite d’être posée aujourd’hui à propos de Lady Gaga: Payera-t-on le même prix pour Lady Gaga que celui déjà payé pour Madonna ?

L’absence d’identité réelle

La pensée de Baudrillard nous offre deux perspectives pour analyser les conséquences de cet effet-superstar. La première est celle de l’impact de l’image autoproduite par la star, soit l’icône de la femme sexy qui ne vieillira jamais ; pour y parvenir, celle-ci n’a pas d’autre choix que de faire appel à la chirurgie et à d’autres simulacres esthétiques afin de créer le mythe d’un corps insensible aux attaques du temps. Aujourd’hui, à 53 ans, la star du pop est toujours une Girl Gone Wild !

Pour Baudrillard, l’image de Madonna projetée dans ses performances est irréelle, mais cette image est devenue plus vraie que Madonna elle-même. Il n’est alors plus question de réalité tandis que des millions de femmes miment ce style de poupée Barbie blonde dans laquelle se dissout leur propre identité corporelle.

Dans ses performances, Lady Gaga applique la même stratégie érotique de séduction et de provocation sexuelle. Lady Gaga serait-elle alors un clone de Madonna ? Certainement pas, l’absence d’identité réelle de Gaga est produite par d’autres moyens: l’artiste a créé son propre univers de Mother Monster érotisé au moyen d’accoutrements outranciers au lieu de se limiter à singer une Barbie érotique. L’auto-production de son image par Lady Gaga relève d’une technique qui l’amène à affirmer « Si tu m’appelles Stefani (son prénom), tu ne connais rien de Lady Gaga. » Cette absence d’identité réelle est souvent consciencieusement mise en scène pour imposer une image multiple de la Pop star Lady Gaga : dans un exercice de construction/déconstruction, présence/absence, elle affiche tantôt une image sophistiquée, ultra-maquillée, mi-masquée mi-dénudée, de l’autre, le visage défait, sans maquillage, voisinant avec une paire de ballerines solitaires évoque une vie réelle supposée.

C’est à ce grand art du paradoxe que les médias succombent au point de la célébrer quotidiennement !
Lady Gaga serait-elle alors donc une star-personnage de composition, une comédienne hors-pair ?
Le portrait s’appliquerait-il avec plus de pertinence à Madonna?
Sans trancher, disons que Lady Gaga présente une surface de séduction hyper-réelle sans visage véritable ni même corps, une illusion qui engendre des millions de Little Monsters « beautiful in my way » partout dans le monde.

En quoi les performances de Lady Gaga diffèrent-elles de celles de Madonna?

Quelles scènes seraient susceptibles de constituer des éléments d’analyse ? La ressemblance entre Madonna et Lady Gaga peut porter à confusion. S’il est vrai que Lady Gaga s’est fortement inspirée de Madonna au point de parfois imiter sa stratégie commerciale et artistique, il faut se souvenir que le collage est un geste artistique, l’association volontaire d’un sens à un autre, source d’une projection « politique ».

Régulièrement, lors des concerts de Lady Gaga, des fans jettent sur la scène des Barbie blondes que la star ramasse pour leur arracher la tête car elles ne sont pas Born This Way; un geste qui souligne son refus d’adopter les normes de beauté féminine construites et imposées par l’industrie commerciale. :Barbie you’re a terrible bitch!” , “You do not have to ever conform to any idea of beauty that the public projects onto you, you define beauty for yourself“,  “Look she has no ass.”  “It’s raining dead Barbies.”

Depuis 30 ans, Madonna règne sur ce monde de Barbies tandis que, dans ses performances, Lady Gaga joue d’un look extravagant pour ridiculiser ces femmes-poupées et contrer l’effet-Madonna en évoquant subtilement son image.

La parodie ne laisse pas la cible indifférente, et la volonté de revanche de Madonna s’exprime quand elle répond par un Express Yourself hystérique au Born this Way de Gaga. Ne cherchons pas une quelconque raison musicale à cette réponse, il ne peut s’agir que d’une projection critique ironique : Born this Way démontre que Express Yourself est le véritable grand paradoxe de la vie de Madonna. En revendiquant une civilisation où l’imaginaire de chacun a droit à l’existence et à la reconnaissance, Madonna n’est, selon Françoise Collen, spécialiste en études genre, qu’un faux prophète du « Gai savoir » (Nietzsche).

Pop-politique?

Avant l’arrivée de Lady Gaga, Madonna était déjà reconnue pour son soutien en faveur de la communauté LGBT (lesbienne-gay-bisexuelle-transexuelle) ainsi que pour son engagement politique contre l’idéologie de l’extrême droite. C’est donc une superstar qui a le courage de défendre des valeurs de justice sociale, mais qui convainc peu. Quel est donc le problème de l’engagement politique de Madonna en faveur d’une plus grande justice sociale ?

Lors du lancement de la tournée MDNA mondiale début juin 2012 en Israël, une vidéo a été projetée sur la scène de Tel Aviv en prélude à la chanson « Nobody knows me ». Le visage de Madonna, réputée pour son goût pour la provocation politique, y apparaissait successivement mêlé durant quelques secondes à celui de personnalités comme le pape Benoît XVI, le leader chinois Hu Jintao, Sarah Palin, et Marine Le Pen avec une croix gammée apposée sur le front d’un personnage ressemblant à Adolf Hitler.

« Holocauste. On fait repasser les Juifs non plus au four crématoire ou à la chambre à gaz, mais à la bande-son et à la bande-image, à l’écran cathodique et au micro-processeur. L’oubli, l’anéantissement atteint enfin par là à sa dimension esthétique – il s’achève dans le rétro, ici enfin élevé à la dimension de masse. La télé : véritable « solution finale » à l’événement. » ( Jean Baudrillard, De la séduction, 1979 )

Si l’on se réfère à l’analyse de Baudrillard, l’engagement de Madonna engendre un double effet : d’une part, il suscite une confrontation motivée par la haine, ce qui, par un contrecoup malheureux, revient à propager l’idéologie d’extrême droite, d’autre-part, il noie le fait historique réel dans l’effet du divertissement.”

« Born this way ? »

Comparé à la mise en scène chargée d’effets audio-visuels aussi spectaculaires que divertissants de Madonna, quel est l’effet réel des performances de Lady Gaga ? L’engagement politique de Lady Gaga est reconnu et personne n’oubliera son appel lancé devant le Congrès à Washington : « Obama, are you listening ? » (National Equality March à Washington, en 2009) et son action pour l’abrogation de la loi «Don’t ask, don’t tell» dans l’armée américaine. A ce titre, elle est considérée comme une icône de la lutte pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles aux Etats-Unis.

La chanson Born this way est la plus représentative de l’esprit de Lady Gaga. Dans le clip vidéo et la tournée mondiale du même titre, ses mises en scène ont également démontré la vérité érotique de “L’origine du monde” de Gustave Courbet. Le point de départ, l’origine du monde, est identique pour tous et il n’est pas juste de proposer un objectif à atteindre pour une seule communauté restreinte, car la bio-égalité ne souffre aucune exception, le refus de l’exclusion est la seule marque du « Gai savoir ».

Toutes les inégalités et les injustices sociales dont souffrent diverses communautés illustrent simplement l’échec de la politique en faveur des droits humains. Quand, pour des raisons politiques, l’ordre de ces valeurs est inversé (les droits d’une communauté déclarés supérieurs à ceux de l’individu), la violence de l’inégalité et l’injustice peuvent aussi se retourner contre leurs défenseurs. La haine peut alors déboucher sur un autre racisme ou un autre fascisme. Le message contenu dans Born this way montre clairement qu’une autre voie est possible sans dénier à autrui le droit de vivre autrement. A priori, en démocratie, l’amour de soi (individu) devrait autant s’accompagner de l’amour pour tous (communauté).

Lady Gaga est donc certainement une Autre artiste, différente de la Pop star Madonna, elle maîtrise aussi « la ruse pour répandre la vérité parmi le plus grand nombre, la masse » (Brecht, Cinq difficultés à écrire la vérité, 1934) but que les artistes « conventionnels » n’ont encore jamais atteint.

Si une telle altérité radicale provoque l’évolution qui rend possible un véritable changement pour le vrai peuple, pour Baudrillard « l’art est devenu un opérateur mythique… dans la résolution de la monstruosité du social et de l’ordre social.»

Yi-hua WU

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Publié dans pop culture