L’UNIGE courtise la cheffe des pirates

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Un média souvent focalisé sur le sexe et les célébrités. Ill.:  premiers résultats d’une recherche Google le 11 novembre 2013.

A l’occasion de la cérémonie en l’honneur des lauréats des Prix Latsis 2013, l’UNIGE accueille Arianna Huffington, la controversée présidente du Huffington Post qui a vendu pour une fortune à une société américaine de services internet (AOL) un site réalisé grâce au travail de milliers de blogueurs non rémunérés. Le système s’étend, notamment dans les pays où la presse est en difficulté, dans d’autres comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, le succès n’est pas au rendez-vous.

Les pires abus de du capitalisme industriel de la vieille économie

Le site d’agrégation de contenu créé en 2005 par Ariana Huffington, épouse d’un richissime républicain collaborateur de Ronald Reagan, s’est rapidement imposé grâce à la réédition d’actualités copiées d’autres médias et portant principalement sur le sexe et les célébrités de tout acabit (voir l’illustration ci-dessus). La présence d’une foule de personnalités des mondes de la politique, du show-biz, tels Michael Moore, Dominique Strauss-Kahn, Bernard-Henri Lévy, Boris Becker, Alec Baldwin, Charlize Theron, a permis de drainer des dizaines de milliers de collaborateurs bénévoles leurrés par le fol espoir de voisiner avec ces pipoles.

En février 2011, après le rachat du site  de Mme Huffington pour 315 millions de dollars US par AOL, le Los Angeles Times estime que le journalisme est le vrai perdant du marché, ajoutant que « Le business model du Huffington Post c’est une galère propulsée par des esclaves et dirigée par des pirates. Il est évident que ce rachat enfoncera plus profondément encore les journalistes dans le tragique secteur du travail sous payé dans une économie dont la brutalité est en expansion constante. Le fait est que AOL et le Huffington Post conjuguent dans un nouveau média les pires abus de du capitalisme industriel de la vieille économie : d’immenses profits pour les propriétaires, le désespoir et les corvées pénibles pour les travailleurs exploités. (…)  La majeure partie du contenu du site est fournie par les commentateurs qui ne gagnent rien d’autre que la possibilité de promouvoir les causes qu’ils défendent. Le reste est rassemblé – ce qui revient à dire volé – à partir des journaux et des chaînes de télévision qui paient des journalistes pour rechercher et rédiger les informations. »

Suite à la vente, d’anciens blogueurs bénévoles ont décidé de porter plainte contre le site américain d’information qui les hébergeait et dont ils ont permis le développement. Ils protestaient contre son rachat par America Online et réclamaient 105 millions de dollars. (V. Le Monde diplomatique).  Selon The Guardian, la class action n’a pas abouti, le juge déclarant que les plaignants auraient dû refuser l’exploitation plutôt que la subir.

Le journaliste Tim Rutten, LA Times, cite la feuille de route élaborée par la direction d’AOL pour satisfaire un lectorat majoritairement libéral : « les articles seront évalués en fonction du trafic potentiel généré, des revenus potentiels, de la qualité rédactionnelle et du délai d’exécution. La rentabilité est un des critères majeurs et tous les employés devront produire 5 à 10 articles par jour. » L’attribution du Pulitzer pour une enquête sur les soldats américains blessés en Afghanistan et en Irak n’a pas contribué à l’anoblissement du média.

La précarité est à venir pour les journalistes 

« Le Huffington Post est l’imposture médiatique sur Internet par excellence », Frédéric Filloux, ancien co-fondateur de la version française de « 20 Minutes », est un connaisseur en matière de machine à conglomérer des articles d’autres sites réduits et résumés par des armées de petites mains pour générer du trafic.

Une pratique courante dans les médias à vocation commerciale : « La publicité mise en place pour la « sortie » du Huffington post a focalisé la colère de ceux qui veulent gagner leur vie en écrivant et qui se heurtent de plus en plus à ces propositions de travail gratuit! Bien entendu l’affaire DSK a mis en évidence l’immense fortune d’Anne Sinclair, et donc ce paradoxe pénible de voir qu’une femme extrêmement riche propose à des blogueurs de travailler gratuitement. Il serait temps qu’on arrête de ce considérer comme des victimes et qu’on s’allie pour tous refuser ce type de contrats, surtout qu’au bout du compte à quoi cela sert d’être mis en lumière si ça ne doit jamais aboutir à une rémunération ! »

Journalisme précarisé.  Un site d’information doit-il payer les contributeurs extérieurs « invités » qui écrivent dans ses colonnes? « Il y a ceux qui le font sans le dire. Ceux qui ne le font pas et le disent ; ceux qui ne le font pas et aimeraient que ça ne se sache pas trop. Et tous les autres, qui hésitent, ou bricolent. Pour  Arrêts sur Images, la question est récurrente, et très sensible dans le petit milieu de la presse française en ligne, (note: situation identique en Suisse romande) alors que de nouveaux médias apparaissent presque tous les mois.»

The Independent décrit la nouvelle époque du journalisme à l’ère du Huffington : « Un site américain, éditeur de « contenu hyperlocal » employait en réalité des rédacteurs aux Philippines pour écrire des articles ayant l’air régionaux, sous des signatures apparemment américaines au rythme de 250 articles par semaine payés 35 centimes chacun. Bienvenue dans le monde post-récession, ou le discours social est absolument subordonné à la publicité et le travail rémunéré est remplacé par une « expérience ».

Toucher une audience globale et capter la publicité au détriment des médias nationaux

En Europe, le succès du Huffington Post conduit des groupes de presse à développer des stratégies étonnantes, ainsi le quotidien français Le Monde, qui, le 14 novembre 2013, titre « Les quotidiens nationaux voient leurs ventes en kiosques s’effondrer » s’est associé avec le site gratuit d’AOL qui « espère progressivement commercialiser des offres permettant à des annonceurs de toucher une audience globale.» Au Canada, Le Globe, grand quotidien national, arrive à la conclusion que les raisons de l’échec du Huffington Post en Angleterre sont un manque de « leadership », une qualité médiocre au niveau des collaborateurs et une implication pratiquement inexistante des internautes.
Si le lancement d’une édition française a un moment fait la une c’était simplement parce que l’engagement de l’alors épouse de DSK est survenu en pleine affaire. Selon Der Spiegel, les Allemands sont très méfiants à l’égard de la tentative d’Arianna Huffington de s’implanter dans le pays en collaboration avec Tomorrow Focus AG (Groupe Burda), après avoir essuyé un refus de la part du groupe Springer. En prenant pour exemple les articles les plus populaires « La défaillance vestimentaire d’Eva Longoria expose la partie inférieures de son corps à Cannes », ou bien, « Un jeune de Floride est accusé d’actes délictueux pour une relation avec une personne du même sexe », le tout accompagné de photos et de vidéos; Der Spiegel enfonce le clou en posant la question « L’activité du Huffington peut-elle être considérée comme du journalisme? »
Cités par le magazine allemand, d’anciens employés du Huffington racontent qu’une grande partie des rédacteurs du site ne sont responsables que d’une mise au point astucieuse de la première phrase, ce qui explique le nombre extravagant de clics. Laissons le mot de la fin à Bill Keller, ancien rédacteur en chef du New York Times, « En Somalie on appellerait cela de la piraterie. Dans la médiasphère, c’est un business model respecté. »

Présentée par l’UNIGE comme une « personnalité emblématique de la révolution engagée ces dernières années autour de la communication, Arianna Huffington partagera son analyse des nouveaux médias, du politique et de l’économie » le mardi 19 novembre, à 18h, à Uni Dufour, Genève.

Jacques Magnol

 

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Publié dans politique culturelle, société