«L’Homme à  tête de chou». L’amour à  mort

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«L’Homme à  tête de chou», une chorégraphie de Jean-Claude Gallotta. Photos : Guy Delahaye

Le chorégraphe Jean-Claude Gallotta croise les univers sombres à  la poésie incandescente et inquiète de Gainsbourg et Bashung. Un précis de musicalité visuelle appelé « L’Homme à  tête de chou » à  Lausanne, dans le cadre du Festival international de danse de Lausanne.

Atmosphères « nuit, bleu pétrole ». Dans l’espace nu tendu de noir, parfois un sfumato pour des duos saisis au contre-jour de leur présence. Et Gainsbourg est là  avec ses corps en insurrection ou en délitement, son érotisme un brin nihiliste. Le fantôme de Bashung aussi en ce fauteuil monolithe funéraire à  roulettes laissé vide en front de scène. Le chanteur compositeur avait imaginé un melting pot musical. Bashung le voyait serpenter de la musique sérielle manière Steve Reich, à  un Ravel sensuel, un Debussy sensation satin, un Mahler austère et tonal en passant par Captain Beefhart pour les cuivres affolés, John Berry dans le vibrato orgues et clavecins. Denis Clavaizolle a réalisé la bande son en complétant les compositions de Gainsbourg par des partitions de sa veine assurant le montage raccord entre séquences. Gainsbourg et Bashung : deux êtres tourmentés qui se consument littéralement. Dans “Volontaire” écrit par Serge pour Alain au détour de leur unique album commun, “Play Blessures” (1982) si empli de textes décalés et d’une musique d’une infinie noirceur naviguant entre Joy Division et Wire, on entend : « Tête brûlée / Je n’ai plus qu’à  m’ouvrir le canadair / N’essayez pas de m’éteindre / Je m’incendie volontaire. » Pour Bashung, l’essentiel a toujours été de jouer avec ses blessures intimes. Et notamment la déchirure, l’affolement que crée le succès public.

Un album récit revisité

Histoire de folie et de meurtre servie dans l’opus chorégraphique avec un mélange de désinvolture distanciée et de ciselé vibratile. La relation impossible entre un journaliste travaillant à  une feuille de chou et une shampouineuse qui l’ensorcelle de sa poitrine étendard. Pour elle, il se ruine. Elle le trompe avec d’autres hommes. Désespéré, il l’a tue à  coup d’extincteur en sombrant dans la folie, sa tête se métamorphosant en chou, son corps interné dans un univers asilaire. La partition est celle de “L’Homme à  tête de chou“, album-concept pourvu d’un canevas narratif que signe Gainsbourg en 1976. L’auto-ironie de celui dont le physique fut une source d’anxiété et d’interrogations saute aux yeux. Gainsbourg le réalise dans la foulée de son film “Je t’aime mon non plus“. Sur des dialogues qu’aurait pu imaginer Bertrand Blier, cet hommage au cinéma underground américain met à  nu les amours sodomites accouplant à  la sauvage les cris d’une Jane Birkin androgyne à  la virilité erratique de l’égérie d’Andy Wahrol, Joe Dalessandro. Dans ce long métrage, Serge filme, à  l’issue d’un strip-tease forain, Birkin et Dalessandro à  fleur de visages, faisant tournoyer lentement son regard caméra autour de leur duo collé serré. Il y aussi dans la danse de Gallotta, une manière de tourner autour du corps. Témoin, cette séquence, où la femme, songeuse, encadre le visage masculin de ses mains. Sa paume glisse alors sur le torse avant de s’y attarder. Marilou tourne littéralement autour de cet obscur objet du désir au fil de sept duos menés simultanément.

La voix enregistrée en 2006 est celle de Bashung, qui reprend le “talk over” de l’époque, ce parler chanté dont le slam saura se souvenir. Une voix à  la feulante gravité ourlée notamment par la sonorité feutrée de la trompette d’Erik Truffaz mêlant électro ambiant, jazz et rock. A l’énergie de la musique, souvent percussive, s’ajoute les cheveux des danseuses. Fouettés en étendards, ils électrisent les ensembles et les chassés amplifiant le mouvement.

Seul au monde

Les mondes de Gainsbourg et Bashung semblent rejoindre certaines créations de Gallotta, dans cette interrogation inquiète de la solitude. Que l’on songe à  sa pièce chorégraphique
La Solitude de l’artiste” créée pour le Ballet de l’opéra de Lyon en 1995. « Il est vrai que j’ai commencé par un travail solitaire, la peinture. C’est pour cela que je songeais beaucoup à  Gainsbourg. Comme lui, je pense que cette solitude du peintre est désespérante. A son image, j’ai trouvé un autre art. Pour partager, ne plus être seul avec ce blues qui nous envahit. Finalement, avec les autres, une ironie fait son chemin. Alors que dans la solitude, ne demeurent que le tragique et la douleur. C’est pour cela que l’on peut s’y détruire. »

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La figure de l’absent (Bashung qui devait occuper, avant sa disparition, le fauteuil vide) est saluée par chacun des quatorze interprètes à  l’orée de ce “memento mori” (“souviens-toi que va mourir”) d’une grande justesse de teintes et de ton. Au début de la pièce, les danseurs, un à  un, viennent  ainsi se placer derrière ce fauteuil à  roulettes : déhanchements, effleurements. Sept danseuses passent la figure de Marilou en Lewis, soutien gorge-noir et hauts talons. Sept danseurs sont des déclinaisons notamment du journaliste, évoluant tour à  tour en jeans, tores nu et costumes noirs lamés. Danse en transe et sauts mémoriels se délient dans une ambiance parfois de dripping gestuel échevelé. Chez Gallotta comme chez Gainsbourg cinéaste, le nu est plus émouvant qu’excitant ou complaisant à  travers ces trios où la femme est prise entre deux hommes évoluant cagoulés et nu torse. Elle les manipule en s’appuyant sur leur lisère de haut de braguette. Image de crucifiée électrisée par les désirs croisés que le texte appelle : « Comme sous un électrochoc / Elle était entre deux macaques / Du genre festival à  Woodstock /Et semblait une guitare rock / A deux jacks / L’un à  son trou d’obus l’autre à  son trou de balle. » Sur ce morceau “Flash Forward“, se succèdent trois trios. Deux hommes pareils à  ces officiants qui, dans le bunraku, aident à  la manipulation d’une figure. Possible souvenir de ces formes du théâtre japonais découvertes lors des séjours nippons de Gallotta ? Ou réminiscences de ce petit castelet offert par ses parents à  Noà«l alors qu’il avait sept ans ?

Dans la biographie d’Alain Bashung, “Monsieur rêve”, il y a cette citation de Francis Ponge : « Les écrits qui ne sont inspirés par aucune idéologie de l’époque peuvent être aussi subversifs que les textes directement inspirés par ces idéologies ». Et le poète d’ajouter: « Je crois même que l’écrit peut être une sorte de bombe à  retardement à  faire éclater plus tard ; les valeurs subversives sont intérieures, ne sont pas visibles. » Ce dit subversif est sans doute ce qui définit l’écriture de Gainsbourg dans “L’Homme à  tête de chou“. « C’est une poésie dégraissée, immédiate, moderne qui fait immédiatement tilt. Bashung est plus suave, il est simple, animal. Nous avons fait en sorte que l’histoire se déroule au-delà  des 28 minutes du vinyle originelle », souligne Gallotta. C’est sans doute une caractéristique de Gainsbourg, cette poésie sauvage et parfois surréaliste ou symbolique. Qui surgit au milieu d’un couplet ou dans le trait des mots insufflant allitérations et assonances.

Le sexe, l’effroi et la mort

12 tableaux filés au coeur d’encre d’un thriller intimiste qui est un récit donné en flashback. Déroulement à  rebours d’une projection ciné où, comme dans toute tragédie, la fin est dans le commencement. Il y a un côté film que l’on se fait dans la tête. Tempête sous un crâne qui part en morceaux de déraison. Folie meurtrière d’un journaliste devenu chou à  force d’humiliations féminines. Autoportrait parodique de Gainsbourg aussi. Qui aimait à  poser : « La laideur a quelque chose de supérieur à  la beauté, et c’est qu’elle dure ». Une forme de rêverie chorégraphique avec des danseurs évoluant parfois de manière somnambulique, marionnettique. Le chorégraphe Jean-Claude Gallotta explique : « La composition a débuté à  l’écoute de chacun des 12 tableaux composant cet album concept. Et le type de traitement à  réaliser. Je me suis ainsi plongé dans une forme de musicalité visuelle réadaptée ensuite relativement à  l’ensemble du récit. Cette idée du montage est chère à  Gainsbourg. De fait, on place d’abord des pièces disparates comme on le ferait d’un puzzle. Dans un second temps, en fonction de la continuité, les enchainements entre les danses de groupes ont été revisités en y intercalant trio ou solo. J’ai dès lors recomposé en fonction du tout. »

La pièce chorégraphique retrouve l’art de caresser le corps à  fleur de regard si chère à  Gainsbourg cinéaste. Où le nu est plus émouvant qu’excitant voire complaisant. Une balade planante à  la guitare sertie par le vibrato bashungien. Un duo entre une danseuse et la chaise fait perler des moments de poses ondoyantes façon strip-tease. C’est un hymne à  l’onanisme féminin. Et partant une forme de mise en corps érotique de soi, avec ce doigt « qui en arrêt au bord de la corolle est pris près du calice du vertige d’Alice de Lewis Carroll ». Comme dans Mammame, autre opus de Gallotta conjugué, lui, au masculin de lutins, une danseuse se met ici la main au panier après avoir jouer « avec le métal de son zip. »

Le meurtre à  l’extincteur, substitut phallique, est dévoilé en sept duos d’une infinie douceur. Le baiser se mêle au défoncement létal, sans l’objet du délit. Et avec un ralentissement dans la mise à  mort qui en fait une pietà , Marilou s’affaissant lentement sur elle même telle une flamme mourante. La femme s’offre littéralement en victime sacrificielle à  l’homme la toréant de sa muleta invisible. Puis les corps s’enfièvrent dans un dandysme exacerbé et wildien. Les danseurs tombent la chemise, qui devient mousse d’extincteur et linceul des belles. Mains arquées bande annonçant le sexe féminin ou évoquant la chair ouverte d’un cà“ur à  la Frida Kahlo ; doigts pointés sur les temps et dessinant tel le fusain du peintre les contreforts du corps. Autant de gestes héraldiques, qui sont les merveilleuses balises graphiques de ce ballet dansant le désir à  mort. Et ouvrant tant sur l’extinction que l’irraison.

Bertrand Tappolet

 

 Festival International de Danse. Théâtre Sévelin 36. Du 22 septembre au 3 octobre 2010.

L’Homme à  tête de chou (2009)
Gallotta – Gainsbourg – Bashung
Salle Métropole Lausanne. Mercredi 22 septembre à  20h30 Rencontre public/artiste à  l’issue de la représentation.

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Publié dans musique, scènes, théâtre