Les visions du rêve américain et de son cauchemar

photo de John Humble

John Humble. 719 Lincoln Boulevard, Venice, 13 mai, 1995. © Courtesy de l’artiste et de Jan Kesner Gallery, Los Angeles.

Au bord du Pacifique, et sous le soleil qui brille plus de 200 jours par an, chacun a le pouvoir de réaliser ses aspirations à  force de travail, c’est L’American dream que met en scène le Musée de l’Elysée. Les cent photographes convoqués ont souvent codé leurs clichés, entre les hauteurs de Hollywood où les privilégiés jouissent d’une vie agréable autour des piscines qui ont fasciné David Hockney, plus bas, les homeless arpentent la ville à  la barre de leur caddie.
Los Angeles devient l’ « objet » à  déchiffrer au moyen des langages visuels photographiques d’artistes depuis 1865 jusqu’à  aujourd’hui. Quel apprentissage d’un savoir-vivre californien pour les habitants de la Vieille Europe !

Denis Hopper

Denis Hopper, Double-Standard. 1961. Une allusion discrète au langage hypocrite.

Ces visions stéréotypées sont les extrêmes d’une réalité californienne que le Musée de l’Elysée a classée en sept sections selon ses caractéristiques sociologiques. La première préoccupation est celle du mouvement, se déplacer est une obligation constante, et naturellement en voiture ; la suite du parcours confronte les priorités : travailler, se loger, se battre, se divertir ou en désespoir de cause se projeter au moyen du rêve (Dream).
Le paradis ou presque collectionne, de manière encyclopédique, les clichés de photographes – illustres ou inconnus, pour documenter, imaginer, célébrer, critiquer ou mythifier la ville et nous construire les réalités et les micro-réalités limitées par des bornes invisibles. La réflexion vient à  point en cette période de crise.
L’esthétique de la photographie jouit toujours d’un charme sociologue, rappelons-nous Walter Benjamin qui pensait la photographie comme moyen de révéler le sens politique et social de l’art jusqu’alors négligé au profit d’une valeur cultuelle : c’est la fonction de cette exposition de révéler le rapport entre lien social et pouvoir politique; ou Roland Barthes qui avouait s’intéresser aux photos pour lesquelles il éprouvait plaisir ou émotion, sans tenir compte des règles de composition d’un paysage, ou Susan Sontag pour qui la photographie était un produit esthétique de consommation de notre société moderne.
La fascination des photographes pour Los Angeles n’a d’égale que celle des cinéastes. Dans les salles obscures ces derniers montrent les mêmes dérives. Dans Land of the Dead, sorti en 2005, le personnage central du film de George Romero donne ainsi sa vision du pouvoir : « Mon génie a changé ce vieux monde pour en concevoir un neuf. J’ai dressé des clôtures pour le rendre sûr. J’ai enrôlé des soldats et financé leur formation, pourvu la populace en jeux et vices pour garantir la paix sociale. » Pour Chinatown, en 1974, Roman Polanski s’est inspiré du scandale de l’eau, au début du XXe siècle, quand l’ingénieur William Mulholland dirigea la construction du premier aqueduc de L.A. Celui-ci alimenta l’agglomération à  partir d’un pompage situé à  375 kilomètres, sur la rivière Owens. Une décennie plus tard, le lac déversoir du même nom ne recevant plus d’eau a disparu de la carte, et la région s’est transformée en désert. La route Mulholland sert de fil conducteur à  David Lynch pour visiter les facettes extrêmes du paradis des anges, elle apparaît dans l’exposition à  plusieurs époques.

 Julius Shulman

Julius Shulman, Case Study House no 22, de l’architecte Pierre Koenig, West Hollywood. 1960 © J. Paul Getty Trust. Used with permission. Julius Shulman Photography Archive, Research Library at the Getty Research Institute, Los Angeles.

Depuis la ruée vers l’or après 1850, jusqu’à  aujourd’hui, les photographes montrent aussi l’envers du rêve, les crises économiques, les catastrophes naturelles (tremblement de terre), le racisme, les homeless oubliés du « miracle ». La quête frénétique de l’ American dream, l’aspiration à  la propriété individuelle a provoqué les catastrophes. Nous pensons à  la crise financière bien sûr, mais la catastrophe écologique en est une autre. les photographes s’intéressent à  la dégradation de l’environnement causée par l’urbanisation effrénée. Le Los Angeles River – un fleuve presque mythique – apparaît dans leurs images comme une terre à  l’abandon, recouverte de graffitis et d’ordures : comment ruiner l’environnement en 150 ans ?
Le paradis ou presque : pour ceux qui croient encore à  l’American dream, comme pour ceux qui n’y croient plus.

Jacques Magnol

Le paradis ou presque. (1865-2008). Musée de l’Elysée, Lausanne, jusqu’au 19 avril 2009.

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