“Les Indes noires”, un récit méconnu de Jules Verne ressuscite dans la mine

Entre fantastique et naturalisme dans la peinture du monde ouvrier minier, Yves Baudin a convié 40 spectateurs pour un marionnettique périple souterrain dans une  mine du Val-de-Travers. Un bonheur dramatique et scénographique.

L’ancienne mine d’asphalte de la Presta, dans le Val-de-Travers, accueille la création marionnettique de l’adaptation d’un roman de Jules Verne, “Les Indes noires” par le Théâtre de la Poudrière. Un spectacle déambulatoire déployé au cœur d’un site minier abandonné en 1986. Mise en scène par Yves Baudin, l’histoire débute sur l’évocation par l’ingénieur James Starr (Daniel Hernandez) de la fermeture de la mine, comme d’autres sites productifs aujourd’hui démantelés et délocalisés. Du plafond, tombent les cendres de ce deuil avant de poursuivre le parcours en compagnie de marionnettes de tailles et manipulations variées.

Les résonances contemporaines abondent en ces “Indes noires“. Racontée en 1877 par Verne, la décadence de l’ancienne cité minière d’Aberfoyle prouve que le pillage des ressources naturelles terrestres pour le profit exclusif d’une caste conduit à la catastrophe. Ainsi l’instrumentalisation du travail minier au profit d’actionnaires et gestionnaires sans scrupules asséchant les veines des mineurs et des filons est déjà attestée par Verne à l’époque. Ce récit situé en Ecosse tenait particulièrement à cœur à son auteur qui se rendit dans le même site minier que Zola, quelques années plus tard pour son “Germinal“.

L’oscillation de l’histoire se déploie entre le pragmatisme industrieux et le surnaturel qui y coexistent. Ces conceptions du monde se partagent notamment entre deux mineurs : Jack Ryan, artiste réceptif à l’étrange et Harry Ford, qui bat en brèche les explications surnaturelles accompagnant les apparitions : fantôme ou harfang, cet albatros des profondeurs. Jules Verne ne reconnaît-il pas dans “Le Rayon vert“, la cohabitation de deux être en lui ? L’un, « sérieux, réfléchi, envisageant la vie plus du point de ses devoirs que de ses droits », introduisant le lecteur aux détails de l’environnement où il le plongeait. L’autre, « romanesque, un peu enclin aux superpositions et épris de merveilles. »

Un drame à stations

En site naturel, la pièce suit une intrigue mouvementée, dont l’aspect feuilletonnesque est bien rendu par les stations successives des épisodes qui investissent nombre de possibilités des couloirs miniers, avec des héros marionnettiques positifs, confrontés à de supposés mystérieux ennemis et perdant tout ou presque au fil de leur errance. Avant d’ouvrir in fine sur un dépouillement débouchant à un « au-delà de l’éternité. » Ce, sous la forme de la contemplation en surface d’une voute céleste étoilée.

En Jules Verne travaillait un être qui n’est pas sans rappeler le vieillard maudit et légendaire Silfax des Indes noires. Pourvu d’une longue barbe d’ermite, ce premier détenteur du gisement minier rêve de tout dynamiter, pour inonder le lieu et préserver son filon oublié que découvre la petite troupe d’explorateurs. Cette autre identité avait été pistée par un ami graphologue, qui avait décrypté dans l’écriture de l’auteur, « un révolutionnaire souterrain, à l’orgueil solitaire et secret », prompt à exploser la chape de respectabilité dans lequel d’aucun prétendait l’enfermer pour l’empêcher de réaliser son rêve. De rêve et de folie, il est d’ailleurs question dans cette version des “Indes noires“. La dramaturgie imagine ainsi que cette nouvelle Arcadie minière n’aurait été que le rêve fou d’un homme. Une possible illusion traduite sous la forme d’un village minier reproduit sous forme de maquettes rétro-éclairées par des lumignons. Elles posent un décor digne de la ruée vers l’or du lointain Ouest américain et qui se reproduisit dans les vallées helvétiques aux 19e s. et parfois bien après le milieu du 20e s.

Le premier mérite et non des moindres de cette création est de relativiser le sort et la fortune abusifs accordés à quelques titres étendards de Verne toujours mis en avant par les amateurs d’anticipation (“Vingt mille lieues sous les mers”, “L’Ile mystérieuse”, “Voyage au centre de la terre”). Ce phénomène a toujours relégué dans l’ombre de nombreux récits d’inspiration fort dissemblables, mais toujours très attachants (“Les Indes noires”, “Le Château des Carpathes”, “Le Secret de Wilhelm Storitz”, “Le Sphinx des glaces”, “Une Ville flottante“).

Une adaptation pertinente

Pour le langage propre à la marionnette, l’adaptation due au dramaturge Yves Robert s’est souvenue que Verne fut auteur de théâtre. L’écrivain n’a-t-il pas adapté pour des salles à grands spectacles certains de ses romans, dont “Michel Strogoff“, devant à cet exercice une grande part de sa célébrité sinon de sa fortune ? L’adaptation joue tant sur la musicalité de la langue que les échos entre le 19es. de la Révolution industrielle et notre temps. Resserrant les épisodes, elle met aussi au premier plan les deux figures féminines principales du roman. Ce qui n’est pas rien, dans un univers de gueules noires laborieuses exclusivement masculin. D’abord, Nell, la plus belle création féminine issue de l’imaginaire de son auteur. Représentée par une marionnette drapée de blanc au doux visage d’opale, la jeune femme est enfermée dans un monde souterrain par son arrière grand-père miné par la folie.

Le personnage de Madge, elle, est une marionnette de révolutionnaire nourricière qui stigmatise les puissances destructrices de la science guerrière, les corps réduits en cendres par les bombardements futurs. Sa vision aux accents panthéistes d’un univers obscurci par la Révolution industrielle, le grand massacre de la Terre et de ses habitants, n’est pas sans évoquer Avatar, la fable fantastico-écologique en marionnettes numériques signée James Cameron. Le cinéaste américain a fait de sa fable écologique Avatar, un éloge en 3d de l’art de la marionnette en reprenant nombre de thèmes verniens, dont celui de la Terre qui se venge de ceux ayant transgressé ses lois, comme dans les Indes noires.

Bertrand Tappolet

LE THEATRE A LA MINE

Deux questions au metteur en scène, Yves Baudin.

B. T. Qu’est-ce qui vous attiré dans Les Indes noires ?

Y. B. Depuis longtemps, la troupe neuchâteloise du Théâtre de la Poudrière avait envie de travailler sur un texte de Jules Verne. Au plan de l’histoire ouvrière, seuls deux mineurs sont décédés en cette mine de La Presta, tant l’asphalte participe d’une extraction douce. Un minerais d’abord recueilli en surface puis voyant les ouvriers descendre dans la mine. Il y a de nombreuses résonances et échos entre le site dépeint par Verne dans son roman, telle que la fermeture de la mine et le site neuchâtelois de la Presta. Le récit est en outre empreint de suspens dû notamment à l’omniprésence du grisou qui menace d’exploser à tout instant.

B. T. Il y a un mélange entre rationalisme et fantastique chez Jules Verne.

Y. B.  L’industrialisation machinique présente chez l’auteur se traduit par une mécanique de petits personnages se mouvant de manière autonome. Malgré le fantastique, les protagonistes ont été traités de manière réaliste. Ainsi, sans aller vers un principe de décroissance, le personnage de Madge propose une autre manière de percevoir le monde et de respecter la nature.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Les Indes noires“. Mines de La Presta. Val-de-Travers. 24 mai au 14 juillet 2012

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