L’érotisme est le problème des problèmes

Les pénis mitrailleuses, d’Esther Ferrer. Engins de mort et non sources de vie. Exposition «AVEC SEXE OU PAS », à cent mètres du centre du monde, Perpignan.

Voilà une exposition sur le sexe qui ne fait pas scandale, aucun politicien puritain pour en exiger la fermeture, pas plus d’association vertueuse pour dénoncer l’exploitation de l’un ou l’autre genre, l’innommable pourrait-il donc aujourd’hui être nommé et montré sans choquer ?

Georges Bataille avait conclu à l’inanité des efforts de censure, car « l’homme n’a jamais réussi à exclure la sexualité, sinon d’une manière superficielle ou par défaut de vigueur individuelle. En tant qu’il est animal érotique, l’homme est pour lui-même un problème. L’érotisme est le problème des problèmes.» (1)

L’exposition « Avec Sexe ou pas », présentée au Centre d’Art de Perpignan, nous invite à réfléchir sur le sens et l’origine d’un sujet toujours présent dans l’Histoire de l’humanité et chargé de symbolisme au sein de l’art contemporain : le sexe. Selon Michelle Vergniolle, la commissaire, “le sexe, à présent, est partout. La parole et l’image ont été libérées jusqu’à la licence, et cependant les esprits ne se sont pas débarrassés de la culture chrétienne misogyne et phallocrate”. (2)

Alors, comment de nos jours parle-t-on du sexe en art ? L’idée de ce thème fédérateur revient à Ben, artiste qui ne cesse d’affirmer l’équivalence complète de l’art et de la vie. Qu’attendre d’une exposition sur un tel sujet? La commissaire imagine “un double et agréable frisson : celui de l’évocation du plaisir dont la Nature a eu le bon goût d’accompagner notre instinct de reproduction, et celui, puissant, de la transgression…”

oeuvre

Robert Combas.

La représentation du sexe a-t-elle changé depuis que la Contre Réforme l’a caché ?

Selon Michelle Vergniolle, « Le sexe que représentent les artistes, de nos jours, est presque exclusivement masculin. Il ne s’agit pas de l’organe réaliste dont les dimensions académiques ornent les statues de l’Antiquité ou celles de Michel-Ange, mais du fantasme viril par excellence, érigé, surdimensionné, titanesque même chez Miquel Navarro qui mène ces dernières années une réflexion approfondie sur l’organisation de l’espace urbain et qui crée des sculptures-paysages dont l’unité de base est la mesure du corps humain symbolisé ici par le phallus monumental. En somme, la vision métaphysique la plus archaïque exprimée dans le langage le plus contemporain. C’est ce même vieux monde phallocrate et misogyne, celui qui place la sexualité sous le signe de la souffrance, qui régit la série des nus de Combas et Kijno.

Si la facture en est superbe et des plus actuelles, la femme-objet, anonyme, masquée, chargée de chaînes, réduite à ses attributs sexuels hypertrophiés, le reste de sa personne s’estompant dans une noirceur quelque peu démoniaque, ce jouet érotique et pervers, donc, prend sa source dans la haine de la chair et des femmes professée par les “Pères” de l’Eglise, vieille de deux millénaires, et toujours en vigueur.

On comprend que les oeuvres des artistes femmes invitées soient l’expression de la protestation (les pénis mitrailleuses, engins de mort et non sources de vie d’Esther Ferrer), de la dérision (son Robinet d’amour, ou la Lecture douteuse de Carmen Calvo), de la dénonciation de l’aliénation de la femme et de la constante culpabilisation dont on l’accable (la poupée maltraitée sous son masque impassible, le sous-vêtement ouvert et froissé, inséparables de leur titre révélateur, Je n’ai pas d’excuse pour avoir mal, Je ne sais ce que je recherche en vous réunissant, qui dénonce, en même temps que la violence faite aux filles d’Eve, leur trop grande passivité).
Il ne faudrait pourtant pas conclure que la sexualité ne puisse être évoquée par un artiste de notre temps autrement que sur le mode de la provocation, de la violence ou des aspects négatifs issus d’un passé de répression. Il y a place pour l’humour. Tous ceux qu’agace l’indiscrète, constante et péremptoire (encore que contradictoire) immixtion des pseudo-scientifiques dans ce creuset de sensations, de sentiments, de comportements et d’aptitudes physiques qu’est la sexualité de chaque individu se réjouiront devant l’efficace raillerie du S. Freud de Jaume Plensa.

Ceux qui déplorent que le grand vent de liberté de Mai 68 n’ait abouti qu’à la désorientation sans rien construire de positif et que le sexe libéré soit surtout devenu licencieux, consumériste, le corps de l’autre réifié, «pensé comme un produit jetable», la satisfaction du désir et des fantasmes transformée en un vaste marché, la misère sexuelle exploitée par la pornographie commerciale, ceux-là regarderont avec un sourire la mise au pilori du culte de la mamelle chez Carlos Pazos, et ses joyeuses fantaisies. »

Le très pop fruit symbolique d’Artur Heras.

Les gens veulent voir une fille nue, cruellement enchaînée.

G. Ballard avait annoncé la mise en place de l’exploitation commerciale de cette misère sexuelle «Les pires pulsions, morbides et sexuelles, constituent la face cachée de l’ordre libéral mondial. La seule obsession des grandes multinationales, c’est de stimuler l’appétit de consommation du public pour ses produits et ses services. Jusqu’à présent, les sociétés y sont parvenues en introduisant l’idée de compétition sociale: il faut avoir une plus belle voiture que celle du voisin. Mon idée est que, dans l’avenir, les grandes compagnies vont explorer les domaines de la psychopathie pour continuer à nourrir cet appétit de consommation. Ils vont aller chercher du côté des fantasmes et des perversions. Prenons l’exemple de Hollywood: la domination de la violence est évidente. Ce ne sont que des films sur des serial killers. C’est une manière à la fois d’entretenir et de libérer les pulsions du spectateur. Or je suis sûr que les grandes sociétés, Coca-Cola ou McDonald’s, vont commencer aussi, pour maintenir l’intérêt du consommateur, à exploiter ce terrain-là . Si vous faites une campagne de publicité avec une jolie fille en bikini, ça n’intéresse personne. Ce que les gens veulent voir, sur l’affiche, c’est une fille nue, cruellement enchaînée, à côté de la dernière Volkswagen. » (4)

C’est l’érotisme violent que David Cronenberg a mis en scène dans son film Crash (1996), alliant les effets d’Hollywood à la sensibilité romaine : « Je me suis inspiré de l’esthétisme de réalisateurs américains X, qui gardent à la fois une image très léchée, des lumières parfaitement minutieuses et une certaine mise en scène de la décadence qui rappelle les orgies romaines. Ce qui m’avait frappé dans le livre de J.G. Ballard (Crash), c’est que le sexe n’était plus un besoin biologique ou une nécessité de reproduction. Ce temps est révolu depuis longtemps… Les personnages sont dans une approche technologique, voire fictionnelle, de la sexualité : ils expérimentent des pistes narratives ou de nouvelles mutations technologiques de la sexualité. Et pourtant, ce qui les motive est à la fois une certaine fantasmagorie intellectuelle mais aussi un désir simple, primaire, de copuler. » (5)

oeuvre

Ben

What did you expect ?

Michelle Vergniolle laisse au spectateur le soin de définir ce qu’il attendait d’une exposition sur le sujet : « What did you expect ? Un peu de sensationnel, peut-être, un léger parfum de scandale ? Ne soyez pas déçus, ceci n’est pas le lieu. Le sexe n’était qu’un prétexte à vous montrer des oeuvres d’art.
Emplissez-vous les yeux de leurs beautés, goûtez-en chaque aspect, abreuvez votre esprit des émotions qu’elles vous proposent – et jouissez-en. Car le siège du désir et du plaisir ne réside pas dans le sexe, mais dans le cerveau ».

Jacques Magnol

Un peu d’histoire
: Les inventions de la tragédie dyonisiaque et de la pornographie sont attribuées aux Grecs. Les Romains appelèrent ensuite bacchanales ces orgies lors desquelles faire preuve de pudeur était signe d’impiété. L’objet des interdits sexuels est généralement variable selon les époques et les cultures. Longtemps après Tibère qui fut un grand collectionneur de peintures pornographiques, l’écrivain Pascal Quignard relève qu'”en 1819, le conservateur Arditi regroupa 102 pièces choquantes retirées lors des fouilles de Pompéi commencées en 1763 et créa le “Cabinet des objets obscènes”. En 1860, nommé par Giuseppe Garibaldi, Alexandre Dumas le baptisa “Collection pornographique” (littéralement peinture de prostituée). C’est ainsi que Dumas retrouva subitement ce mot dont l’inventeur, 2300 années plus tôt, s’appelait Parrhasios.” (6)
J.M.

Réf.
1. Georges Bataille. L’érotisme, Minuit.
2. Michelle Vergniolle. Catalogue de l’exposition.
3. Le Nouvel Observateur du 26 avril 2001.
4. Super-Cannes, par J. G. Ballard, Fayard.
5. Interview de David Cronenberg, J.G. Ballard Hautes Altitudes
6. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi . Gallimard.

 

 «AVEC SEXE OU PAS », Centre d’Art de Perpignan, àcentmètresducentredumonde, jusqu’au 27 septembre 2009.

Cette exposition présente des artistes des avant-gardes classiques comme Picasso, Duchamp, Frantisek Drtikol Et Oscar Domà­nguez ; des activistes sociaux comme George Grosz et Renau ; des artistes du mouvement Fluxus comme Ben Vautier, Esther Ferrer ou Charles Dreyfus ; des photographes comme Man Ray, Mapplethorpe ou Molinier ; des sculpteurs comme Jaume Plensa et Miquel Navarro ; des artistes de la Figuration Narrative Ou Pop comme Jean le Gac, Rabascall, Artur Heras, Till Rabus, Armengol, Robert Combas, Carmen Calvo, Pazos et Sue Willians, ainsi que les artistes français Vincent Corpet, Stéphane Pencreach et Michel Gouery.
http://www.acentmetresducentredumonde.com/

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