Le skate malgré tout

Passer le temps

Passer le temps sans chercher à tromper l’ennui. Nul subterfuge pour éviter cette expérience banale et violente que le skateur ne semble guère redouter. Dans ce train de retour en Belgique, accroupi, l’angoisse monte chez celui auquel l’ordre de la survie économique se rappelle, malgré son refus diffus à lui de suivre le potentat utilitariste qui prétend donner un sens à nos vies et régir nos actes. David Martelleur est un être au regard souvent doux, mais trempé dans un caractère inquiet, par instants désespéré : « Je suis au fond trou et c’est là que je vais finir », entend-on. Le skate est toute sa vie et il n’envisage pas de faire autre chose. Mais ayant atteint la trentaine bien avancée, est-il temps d’envisager une autre vie ?

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Philippe Petit.

Le réalisateur Philippe Petit détaille : « Dans la vie, David est limite plus trash que ce qu’il paraît dans le film. Quand les gens du milieu ont su que je faisais un film avec lui, j’ai vite compris qu’ils s’attendaient à l’y voir se bourrer la gueule, taper sur des mecs. Parce que quand il boit, il a un côté schizophrénique, très agressif. Enfin, bien moins aujourd’hui il est vrai. C’est le genre de personne qui peut boire et ne se souvenir de rien le lendemain. Or, dans “Danger Dave”, on le voit très peu picoler. C’est quelque chose que j’ai plutôt retenu. Je voulais que le film aille dans une autre direction. Comme je l’ai précisé, David n’est pas toujours dans l’empathie, mais il devient malgré lui de plus en plus touchant et émouvant au fur et à mesure que le film avance. Il était plus fort pour moi de révéler sa fragilité avec de l’amour et de la douceur… Bon après, ça reste David Martelleur, fort heureusement. Ce film parle de la relation entre un réalisateur et un personnage qui se tournent autour et qui à leur manière en arrivent à poser les questions du documentaire: qu’est-ce que ça veut dire filmer quelqu’un ? Est-ce que tu es d’accord, pas d’accord ? »

Comédien chez Quentin Dupieux (Nonfilm) et Vincent Ostria (Crime), le cinéaste Philippe Petit a accompagné David Martelleur, alias « Danger Dave », durant six années à raison d’environ deux semaines par an. Une relation de confiance s’est établie, au fil du temps, avec un être volontiers mutique. Petit s’inscrit volontairement dans son film de manière moins burlesque, décalée que dans son moyen métrage Buffer Love, où il explore une planète ressemblant à la terre en commentant ses évolutions comme un Tati mâtiné d’un commentateur radio de l’étrange, du décalé. Son cinéma, lui, témoigne toujours d’une grande sensibilité aux paysages et architectures traversés sans verser dans la dimension arty de l’installation vidéo contemporaine.

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Enfance éternelle ou « enfantôme »?

Il serait sans doute peu pertinent de parler à propos de Dave d’ « adulescence » ou de supposé refus de passage à l’âge adulte. En quoi le fait de refuser, par exemple, une vie de bureau scandée d’horaires fixes et de taches productivistes parfois débiles et sans fondements que leur reproduction hypnotique serait-elle une preuve attestant d’une maturité et du passage à un « âge adulte » aux dimensions aliénantes voire mortifères ?

Suite à une arrestation en « état d’ivresse sur la voie publique », l’homme est condamné à 120 heures de travaux d’intérêts généraux. En voix off, il confie qu’une expérience dans une discothèque municipale ferait bien sur son CV, car on le sent devoir pointer régulièrement au « pôle emploi » bruxellois. Se développe alors en profondeur une des plus réussies séquences du film sans skate ni architecture ramenant à la glisse. David évolue de guingois, entre les bacs à CD/DVD comme dans un décor où il ne parvient pas à s’inscrire. Il est ce fantôme d’un enfant intrigué, emprunté dans un décor fonctionnel, posé et silencieux dans une atmosphère proche de la photographie plasticienne.

Près d’un distributeur de boissons, il s’assied à côté d’un vrai bizute tout mignon qui lui détaille le livre-DVD feuilleté possible dérivé d’un jeu vidéo guerrier style Call of Duty. Mi amusé, mi sur la réserve, l’enfant lui décline les armes à disposition. David le regarde, comme si une sorte de connivence, une même réserve douce et pudique se partageait entre deux natures qui savent qu’elles performent devant une caméra et que seul l’âge réel semble séparer.

Quand tout se laisse regarder par les enfants, quant tout « regarde les enfants », même les choses les plus dures (les conflits, les armes même dans un contexte de « fascination ludique », l’ambiguïté parfois dramatiques des signes). « Être adulte » peut aussi revenir à un appel issu de l’enfance, uniquement parce que les enfants auraient besoin de cela pour dialoguer, échanger, pour ne pas se perdre dans quelque chose de trop vaste pour eux. Il y a dans cet épisode, le désir même modeste, d’un avenir, de la persistance des liens humains, dans le trouble à communiquer son ressenti, plus qu’une hypothétique possibilité de « paternitude ».

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Publié dans cinéma