Le skate malgré tout

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Un cinéma des marges

On retrouve dans certains plans de Danger Dave, transposés ici au documentaire en forme d’autofiction (l’amitié qui ne dit pas son nom, tendre et orageuse, entre un réalisateur et le sujet de son film), les méthodes encore balbutiantes du cinéma-vérité, cette improvisation dialoguée reconnue en 1960 comme le manifeste de la jeune école new-yorkaise : Shirley Clarke, Lionel Rogosin, Robert Drew et naturellement John Cassavetes. Sans oublier plus tard Barbara Loden pour son unique film Wanda. Ce que dit en 2003 Isabelle Huppert de l’actrice et cinéaste épouse d’Elia Kazan jouant le rôle de Wanda semble valoir pour certaines dimensions du skateur de Danger Dave : « C’est un personnage comme un lac une chose d’opacité sombre, et calme. Le film raconte l’itinérance, l’errance de ce personnage, l’itinérance ce n’est pas le bon mot parce que elle ne sait pas où elle va, mais le film suit sa dérive». On retrouve aussi Cassavetes pour cette manière d’égaliser temps fort et temps faibles et se plier au rythme du langage parlé.

C’est moins l’intrigue qui conduit le récit que la caméra. Hypermobile, elle explore, débusque, enregistre le désarroi du protagoniste en plans rapprochés. Si le film prend de temps à autre les sentiers de la comédie burlesque, elle joue avec les névroses contemporaines sur le corps et son inéluctable vieillissement. Significativement, le docudrame s’ouvre sur une scène de rupture installée dans un parking face à un motel américain qui tourne au psychodrame rapatriant de loin en loin l’hyperréalisme cassavetien. Excédé, le réalisateur fustige son sujet skateur qui « traîne les pieds » et « a perdu tous ses sponsors », tout en alternant caméra subjective brinquebalante et plan fixe avec objectif posé sur le toit d’une voiture.

Cette façon de s’inscrire dans la narration par le corps, la voix, le montage elliptique, et tout un jeu de miroirs frisant l’égotisme, le cinéaste Philippe Petit en témoigne dans le dossier accompagnant le documentaire : « Comme l’idée première du film, c’était de parler de moi, de mon statut de cinéaste, de ma passion, bref de quelqu’un en devenir…, j’ai choisi un skateur professionnel – qui, parce qu’il est professionnel, a un très bon niveau –, mais qui ne soit pas un Tony Hawk, pas un personnage qui collectionne les trophées. Mon cinéma se penche sur des personnages en marge, en quête de reconnaissance, en proie à la frustration ou dans des zones de vie qui témoignent d’une fragilité, toujours dans des zones de questionnement qui révèlent une humanité. David n’est pas exactement comme ça. Dans le milieu européen, il est connu comme quelqu’un d’un peu fou, qui aime faire la fête, qui skate de manière engagée, avec beaucoup de style. Il est aussi respecté pour son intégrité par rapport au milieu, vis-à-vis des sponsors. Ce n’est pas quelqu’un qui va chercher à gagner de l’argent, à faire de la lèche ou à provoquer de l’empathie à tout prix. Il n’est pas du tout carriériste; il vit au jour le jour. Il se laisse porter, n’a pas pu aller à l’encontre de la vieillesse de son corps. »

Racoleuse comme il se doit, l’affiche du film décalque celle de The Big Lebowski la comédie déjantée à l’humour grinçant et à la morale incertaine des frères Coen. Et le visage en gros plan de Jeff Bridges incarnant Jeff Lebowski, prénommé le Dude (« le tocard »), est un paresseux qui passe son temps à boire des coups avec son copain Walter et à jouer au bowling, jeu dont il est fanatique. Des personnages atypiques sont plongés dans des situations inextricables, absurdes, jubilatoires où le politiquement incorrect et le ridicule poignant sont de sortie. Or ce rapprochement est trompeur. Si David Martelleur a des réveils difficiles, prend des cuites monumentales, il continu, toujours en mouvement, à exercer son corps dans l’espace, à performer son skate. À vaciller, chuter, se relever, le skateur semble à cent lieues de la coolitude détachée et de la déshérence affichées par le Dude.

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