Ce que montre Un sens du dialogue, l’exposition de Benoît Delaunay au Centre d’art contemporain de Genève, est qu’il faut percevoir le monde pour le comprendre. On entre ici dans une interprétation du monde basée sur l’intuition et l’analyse des sensations en référence à la pensée du philosophe George Berkeley qui anime Benoît Delaunay. Berkeley soutient que toutes nos idées sont relatives à nos sens, la seule réalité des choses étant d’être perçue, « Esse est percepi aut percipere, ou Être, c’est être perçu ou percevoir ». Ce qui existe c’est ce que nous touchons, nous voyons, nous entendons.
Un sens du dialogue est conçu comme un jardin dont l’élément central est une structure bancale en bois dont l’instabilité représente pour l’artiste « ce double rapport que nous avons avec le monde, sensible et intellectuel. Nous passons donc toujours d’un équilibre à un autre, d’un équilibre (non) rationnel à un équilibre plus sensible, plus intuitif, mais on oscille entre les deux sans jamais trouver une position stable. Cette sculpture, pour moi, organise bien cette dualité, ce rapport d’équilibre. »
La pensée de Berkeley est importante pour Benoît Delaunay pour une raison précise : « J’ai d’abord trouvé dans ses écrits une manière de parler de la future phénoménologie, de notre rapport au sens, qui est extrêmement importante dans notre lecture du monde, dans la lecture intuitive des choses, comme dans la lecture sensible des choses.
Un autre aspect réside dans la transmission d’une connaissance par le langage, par un moyen plus abstrait.
Berkeley réussit à rendre relativement limpide cette dualité dans notre façon de percevoir le monde et, dans ses trois dialogues, il tente et réussit à convaincre son interlocuteur que toutes les choses sont en quelque sorte explicables parce qu’elles sont sensibles, parce qu’elles passent en fait par la sensibilité, et que le reste pour lui est quelque chose qui n’a pas lieu d’être ou qui appartient à une identité qui nous dépasse. Son raisonnement logique et clarificateur très rationnel, moins sec que celui de Descartes, m’a plu justement car il parle beaucoup de sensations. »
L’ouvrage auquel Benoît Delaunay fait référence est « celui dans lequel il met vraiment en scène le génie du langage ordinaire, il révèle que l’homme est capable de cette formidable intuition qui lui permet avec ses sens de percevoir le monde et de le rendre avec les mots. Cette intuition se retrouve dans l’histoire des sciences avec les premiers atomistes qu’étaient les Grecs, et notamment avec Démocrite, le célèbre philosophe matérialiste, lorsqu’ils imaginèrent le monde sous la forme d’atomes, ceci par pure intuition car ils ne disposaient pas à l’époque d’instruments de mesure. C’est ce que Berkeley formule dans son discours dont je trouve le raisonnement formidable, très énergique et puissant par la force du langage, quand il affirme que tout passe par les sens, que tout peut s’expliquer mais qu’au-delà ce sont des choses qui appartiennent à une autre entité, c’est à dire Dieu. » Rappelons que George Berkeley était aussi archevêque de l’église anglicane.
Mais faut-il être un familier de la théorie immatérialiste de Berkeley (1685-1753) pour aborder cette exposition qui s’inspire des Trois dialogues entre Hylas et Philonous de ce philosophe du XVIIIe siècle ? Benoît Delaunay relève qu’un avantage existe sur le plan théorique mais suggère que l’exposition peut être abordée spontanément « Mon travail peut être perçu de deux façons, soit on s’intéresse au moteur qui est lié à la pensée du philosophe, mais en même temps on peut regarder les pièces pour leur esthétisme, pour leur forme. On distingue dans l’exposition une structure qui s’organise et qui dialogue, elle peut rester inexpliquée, mais elle peut rester visuelle.» Autrement dit, le travail de Delaunay peut être abordé en suivant l’exemple de son intérêt pour l’art concret : « Historiquement, j’ai développé une affinité avec les artistes concrets suisses ou internationaux car j’ai trouvé chez eux une manière qui m’a plu de faire de l’art, c’est à dire qu’ils ont une relation concrète aux choses, au geste pictural, à la création. Chez eux, une trace de peinture est une trace de peinture, mais plastiquement elle peut développer et raconter des choses qui permettent effectivement d’aller plus loin et de construire. L’art concret pour moi est aussi une référence dans la manière d’envisager de faire de l’art. »
Artiste actif dans la scénographie et les arts plastiques, Benoît Delaunay, né à Genève en1972, est titulaire d’une maîtrise en scénographie à l’Ecole d’Art Dramatique du Théâtre National de Strasbourg et d’un postgrade en art visuel de la Haute Ecole d’Art et de Design. Il a réalisé de nombreuses scénographies, notamment pour le théâtre et l’opéra et collaboré à des projets d’architecture. Benoît Delaunay expose régulièrement son travail.
Benoît Delaunay
Un sens du dialogue
Exposition du 14 septembre au 21 octobre 2018.
Centre d’art contemporain
Rue des Vieux-Grenadiers 10
Genève