La vie est un songe mêlant silence, mort et amour pour l’amour

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Salue pour moi le monde ! Ballet du Grand Théâtre. Photos Gregory Batardon.

Tiré d’une série de tableaux et passages du wagnérien Tristan et Isolde, Salue pour moi le monde !, tout en respectant la structure en trois actes de l’œuvre, fragmente pour ensuite épurer le canevas opérique dans une atmosphère languide et fluide de douce houle mortifère. Empreints d’une ardente mélancolie, les corps du Ballet du Grand Théâtre se balancent, se soulèvent pour mieux réintégrer leur posture originelle de gisants. Ne suggèrent-ils pas ainsi que l’amour n’est éternel que bercer par la mort qui le sublime dans ses eaux lustrales et baptismales ?

Action intérieure

La chorégraphe Joëlle Bouvier s’est souvenue de ce que Novalis écrit dans Hymnes à la Nuit, embrayeurs d’imaginaires pour Wagner : « C’est dans la Mort que l’Amour est le plus doux. Pour l’homme qui aime, la Mort est une Nuit nuptiale ». Si le philosophe allemand Schopenhauer anime tout le drame, ce dernier emprunte aussi à quelques intuitions d’un autre philosophe, Feuerbach, dont des images comme « la mort est la consommation de l’amour » (Pensées sur la mort et l’immortalité) baignent la légende de Tristan.

Par ses scènes morcelées, fragmentées, Salue pour moi le monde ! demeure fidèle à un axe de l’opéra, sa tonalité brisée, intranquille où un chromatisme continu et ses méandres génèrent une atmosphère anxieuse. D’où ces reprises perpétuelles des « dissonances » se répercutant les unes sur les autres. De la tension électrique et cruelle émanant de l’harmonie originelle de l’œuvre, Joëlle Bouvier garde l’accent déchirant. Ce, en contournant son dynamisme prodigieux par des corps ramassés qui ne privent point de jaillissements éphémères, sauts avec des corps en étoile de mer pour les tuttis féminins.

C’est dans cet encordage de l’Amour à la Mort et dans l’alternance du diurne et du nocturne, que se lève avant de s’étendre à nouveau, Tristan et Isolde, qu’ils se nouent et s’annulent ici comme le deux plateaux d’une balance figurée sur le plateau du BFM par une immense corde mettant en équilibre, poids et contrepoids, les corps accordés et encordés d’Isolde et Tristan. On se souvient alors que le duo Welcome to Paradise (1989) co-créée et dansé par Joëlle Bouvier et Régis Obadia, voyait une corde plus fine dire le « cordon ombilicarcéral », comme l’exprimait Samuel Beckett, d’une fusion entre des amants seuls au monde.

Retrouvant les figures essentielles qui s’y cristallisent et s’y évaporent, c’est à cet indécidable moment de transition, quand la nuit mortelle qui rend aux amants la compréhension totale et l’unité de leur être, vire au jour, ou quand le jour glisse à la nuit, que la chorégraphie et la partition lumière de cette création ont tenté de saisir une œuvre déroutante et singulière, Tristan et Isolde. La danse dit en effet l’essence du romantisme dans la soumission de l’action visible à l’action intérieure.

La mélodie infinie est la transposition d’un monde orchestral où le son devient la matière du monde avec l’affirmation d’un chromatisme en vagues harmoniques qui gonflent sans butée, une forme de martèlement continu que trahissent aussi tant les bandes de tissus figurant les vagues comme dans une comédie ballet du Siècle de Molière que les corps roulant au sol comme autant de vaguelettes prises dans un maillage mouvant. « La vie et la mort, l’importance et l’existence du monde extérieur, tout ici dépend uniquement des mouvements intérieurs de l’âme », écrit Wagner de son Tristan et Isolde.

C’est ainsi que Salue pour moi le monde ! s’adosse aux rythmes alternés du songe et de l’oubli, au passage du désir à la perte dans un mouvement cyclique en forme de ruban de Moebius marquant le retour du même qui n’est, en réalité, jamais vraiment semblable. Cette idée est bien rendue par le seul élément de décor longtemps fixe, des escaliers en double hélice à la manière des explorations de l’infini des gravures de l’artiste néerlandais Maurits Cornelis Echer. Une femme, « le Témoin » les parcourt sur un mode sériel et infini, marchant entre le haut redevenu bas et inversement. Se développe ainsi la notion d’infinie répétition géométrique qui se regarde dans tous les sens comme si elle faisait partie d’un univers sans pesanteur. Et se lit aussi bien à l’envers qu’à l’endroit.

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