La vie est un songe mêlant silence, mort et amour pour l’amour

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Aimer l’amour

Pour comprendre la passion d’Isolde qui la déclenche ou la révèle de plusieurs manières face à un Tristan longtemps indécis, velléitaire, ambigu, il faut revenir à ce que dit Denis de Rougemont de la passion, « quelque chose de plus que l’erreur : elle est une décision fondamentale de l’être, un choix en faveur de la Mort, si la Mort est libération d’un monde ordonné par le mal ». Or, Wagner n’abandonne pour autant une vision émancipatrice et positive de l’amour, et notamment de l’amour sensuel dont il fait dès 1849 le fondement de l’altruisme. Mais par ses nuances infinies pouvant revêtir un caractère tragique, dévastateur et désespérant, tout en se sublimant dans la pitié, la compassion et la charité, l’amour est une production éminemment complexe, instable, tramée de silences et de non dits pour Wagner, ce que la mise en corps de Joëlle Bouvier rend bien.

On peut d’ailleurs émettre l’hypothèse qu’Isolde et Tristan ne s’aiment pas en tant qu’êtres. A contrario, ils se réalisent dans la mort comme essences et manifestations de ce qu’ils recherchent par dessus tout, l’amour dans le fait même d’aimer. Ils ne cessent de se mouvoir, d’agir comme s’ils avaient saisi, de manière parfois inconsciente, que tout ce qui se dresse contre l’amour le crédibilise, le sanctuarise, le légitime en leur cœur pour l’exhausser à l’infini pour toujours et toujours dans l’écueil final qu’est la mort et qui se révèle la condition même de cette irradiation aimante. Ainsi s’expliquerait la mort volontaire par amour et ses portés somnambuliques où la forme féminine tournant inconsciente sur l’axe masculin figure une roue de la vie ou la fameuse svastika indienne symbolisant l’éternité.

En mettant en lumière certains mouvements suggestifs ou implicites, et des plages sans musique apparente, la dramaturgie de la pièce chorégraphique se révèle assez fidèle à la recherche de Wagner sur le silence comme il le laisse entendre son Journal de Venise. Le silence dans Tristan et Isolde est un motif à part entière de l’œuvre. Par une réplique du premier acte, Tristan situe ainsi ses rapports avec Isolde dans les champs magnétiques du non dit : « La reine du silence au silence m’exhorte : si je saisis ce qu’elle a tu, je tais ce qu’elle ne saisit guère. » Le 18 octobre 1858, Wagner écrit à Mathilde Wesendonck si aimée et désirée : « Je retourne maintenant à ‘Tristan’ pour que l’art profond du silence musical me serve avec lui d’interprète auprès de toi. Dans l’immédiat, la grande solitude et la retraite dans lesquelles je vis, me revigorent : en elles je rassemble mes forces vitales si douloureusement morcelées. »

Rien n’interdit aussi de suivre les postulats de l’écrivain et philosophe belge Raoul Vaneigem pour repérer dans le couple formé par Isolde et Tristan une forme de réinvention de l’amour contre l’ordre profondément utilitariste, prédatrice réalésant les êtres, les réduisant à l’état de marchandises destinées à produire sur un canevas sociétal, économique et d’essentielle subsistance qui contrediraient toute tentative ou velléité d’affirmation de destinées libertaires et autonomes : « le drame originel de la vie amoureuse, c’est qu’elle n’existe pas, si ce n’est en marge d’une existence dévolue à cette activité fondamentale qu’est la quête de la subsistance. Réduite à en passer par les filières bestiales de la prédation, que transcende la lutte quotidienne pour le pouvoir et le profit, elle ne nous échoit que dénaturée. Aussi réinventer l’amour relève-t-il de la volonté subversive de dépasser la civilisation marchande en fondant sur l’être vivant une civilisation vraiment vivante. » (De l’amour). Le fait que, dans le cas d’Isolde et Tristan, cette refondation de l’amour ne trouve son aboutissement que dans la mort, ne lasse pas d’interroger.

Naissance et fin

Naître à sa propre mort, c’est faire disparaître ce qui entrave l’amour de pleinement advenir et se réaliser comme un filtre bifide précipitant Eros et Thanatos. Cerné par de longues planches qui évoquent le cercueil autant que la forêt mouvante du livret voire l’écrin accueillant la complainte des amants. Elle se veine de palpitations craintives délicieuses et silencieuses, de soupirs languissants qui se refusent néanmoins à un complet abandon du fait notamment des codes sociaux et de l’amour courtois. Cette langue archaïque, venue de l’époque médiéval sorte d’équivalent du chromatisme musical pour dire les ramifications du sentiment et que l’on aurait voulu volontiers imaginée sur-titrée en anglais-français comme dans le saisissant Tragedy of a Friendship de Jan Fabre (La Comédie, septembre 2013), ses anatomies malades, malmenées. La création filait le lien tourmenté et l’histoire d’une amitié déçue s’abimant dans la haine entre Wagner « le plus grand mélancolique de la musique » et Nietzsche le philosophe à « la spiritualité exubérante » et aux ambitions de compositeur naufragées dans l’échec. Deux chanteurs d’opéra y passaient un extrait de Tristan et Isolde en étant suspendus chacun aux deux extrémités d’un dressing-penderie. Ils se rapprochaient lentement l’un de l’autre, tels des pantins-habits suspendus par leur destinée et corsetés par les conventions sociales de ce drame musical.

Chez la chorégraphe d’origine neuchâteloise Joëlle Bouvier, les amants sont au cœur d’un coffrage en bois tenu à la verticale, vêtus d’un noir sépulcral, comme des fantômes de vêtements bougeant à peine, somnambulique sous une lumière phalène de chantier descendue des cintres. C’est l’instant tournant avant leur découverte par le Roi Marke qui fera s’ouvrir le coffret catafalque de bois comme les lames d’une fleur boisée. Leur chant commun le dit : « Nous mourrions ainsi / sans être séparés, / éternellement unis / sans fin… pour vivre uniquement pour l’amour ».

Art du signe insistant

Au terme de la chorégraphie, une puissante illusion visuelle créée dans el sillage de la marche à l’amour dans la mort d’Isolde à la robe fourreau de blancheur maritale que recouvre un voile rouge qui l’accompagne. Une image sismographe d’une passion qui reprend le teaser du tragique du début en voyant cette immense voile carmin, agiter, gonfler par des vents d’officiants. Comme la reprise de noces de sangs battant comme un cœur mis à nu dans la peinture de Frida Kahlo.

A l’instar de l’univers circassien funambule et poétique d’un James Thierrée ou de la pièce chorégraphique du tandem Joëlle Bouvier et Régis Obadia, Les Chiens d’après L’Orestie d’Eschyle (Festival d’Avignon, 1997), autre récit tissé et de désirs et de déchirements, il ya cette tentation de la littéralité qui rend le signe universel au péril de l’ostinato un brin envahissant. Ils mettent le corps en mouvement et déroute dans une brutalité qui doivent aux univers croisés et somatiques des peintres Toral, Francis Bacon et Vladimir Velikovic qui mettent en scène des corps en souffrance en s’inspirant pour certains d’entre eux des photographies d’Eadwaerd Muybridge, afin de laisser une cicatrice mémorielle dans l’esprit du regardeur. Des anatomies qui revêtent une dimension tragique ayant une vertu cathartique prompte à débonder angoisses et fantasmes. Pour Joëlle Bouvier, l’influence prégnante de Bacon présidait déjà à la création de son Roméo et Juliette pour le Ballet du Grand Théâtre en 2009, avec ses fulgurances nerveuses, somatiques de l’étrange animalité désolée qui se love en humain.

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A la lecture

Lors de l’écriture de Tristan et Isolde, Wagner lisait passionnément La Vie est un songe, magnum opus du Siècle d’or espagnol signé Calderón. Le thème est inspiré des Mille et une nuits, l’épisode d’Abul’Hasam ou le dormeur éveillé. Un fils naît au roi de Pologne. La mère meurt en couches, comme pour la naissance de Tristan, et le roi voit dans le ciel des signes funestes et certains. Pour empêcher que l’enfant devienne un jour le tyran de la Pologne, le roi le déclare mort-né et l’enferme dans une tour.

Dans ses dimensions somnambuliques, de tour à tour rêverie et cauchemar éveillés qui s’ébrouent lentement, la chorégraphie ciselée par Joëlle Bouvier semble reconduire le thème du personnage qui se trouve transporté dans son sommeil d’une situation à une autre et qui forme l’humus de La Vie est un songe, en appartenant d’abord à la littérature arabo-persane. Le thème prend alors une dimension prégnante, et c’est à une véritable catharsis que nous sommes conviés comme dans Tristan et Isolde. L’existence n’est en grande partie que songe et souffrance, où l’humain est possédé par la nostalgie de la mort et l’aspiration à un néant prompt à unifier, car l’esprit romantique ne peut se résoudre à dissocier, décomposer la nature. Adorno affirme ainsi de Wagner qu’il « porte l’idée de légende et de conte jusqu’à l’illusion de la réalité absolue de l’irréel. »

Le 18 septembre 1856 en soirée, la trinité féminine inspiratrice bientôt rompue au ciel de Wagner est réunie face au compositeur qui lit intégralement pour la première fois Tristan et Isolde. Il y a ainsi l’actrice Minna Planner que Wagner épouse le 24 novembre 1836 pour le quitter quelques semaines après. Elle retournera auprès de Wagner, mais leur mariage se délite sur une longue durée pour s’achever dans la souffrance trois décennies plus tard. Ensuite, Mathilde Wesendonck, source d’inspiration de Wagner pour Tristan et Isolde, poète et écrivaine, épouse du riche commerçant Otto von Wesendonck. Il rencontre le couple à Zurich en 1852. Otto, grand admirateur de Wagner, met à sa disposition en avril 1857 une petite maison de sa propriété, « l’Asile ». Au bout de quelques années, Wagner tombe follement amoureux de Mathilde mais, bien qu’elle partage ses sentiments, elle n’a aucune intention de compromettre son mariage. Cosima von Bülow, enfin, épouse de Hans von Bülow, admirateur inconditionnel de Wagner, chef d’orchestre pour Tristan et Isolde. Elle est la fille de Franz Liszt et est de vingt-quatre ans la cadette de Wagner. Devenue Cosima Wagner, seconde épouse du musicien allemand, Leur relation fit scandale.

En deux occurrences où une lumière semblant émaner d’un pupitre de lecture illumine en mode spectral, par en-dessous, deux figures, la chorégraphe Joëlle Bouvier semble s’être souvenue de ce moment où le compositeur allemand évoquait la douceur nocturne, la fidélité anéantie et la disparition terminale dans la mort au sein des flots tumultueux, une inconscience passionnelle qui suffoqua Mathilde Wesendonck. Elle fut si émue par le dernier acte que Wagner s’empressa de la consoler en plaidant pour la fatalité démontrée d’amours tragiques.

Sur la lande battue par les vents maintenant a sonné l’heure pour Isolde, toute voile rouge palpitante dehors, de s’épancher à mort, comme hallucinée, comme portée au-delà d’elle-même et de terrestres contingences. Et ce chant qu’elle entonne sur le défunt Tristan qui gît et qui l’emmène dans cet ailleurs innomé où elle pourra s’unir à son amant.

On songe alors jusque dans ses manières chorégraphiques des amants d’être articulés de forces communautaires et chorales qui les dépassent, à ses lignes de la philosophe Catherine Clément. « De toutes les morts d’opéra, voici la plus célèbre ; voici celle qui a donné son nom à une forme de mort lyrique, ‘Libestod’, la mort d’amour. Isolde se détachant du corps de Tristan, élève vers l’espace tout entier un chant infini, une mer de musique, jusqu’à la mort de la voix, la mort de la femme, le triomphe absolu de l’harmonie musicale. C’est aussi la mort la plus facile, la plus trompeuse ; la pire des morts proposée au cœur des femmes… Oui, facile, la mort d’Isolde. Tout y conduit dès le départ, comme si les deux amants ressemblaient à deux marionnettes conduites par un invisible montreur d’ombres sur des rails parallèles, sur un chemin où ils ne se rejoindront jamais. Facile cette mort parce qu’elle est baptisée mort d’amour et que la notion de mort, banalisée, devient dès lors familière.» (L’Opéra ou la défaite des femmes).

Ensuite, un épisode voit Isolde et Tristan ressurgirent des flots, tels des fantômes, avant d’être à nouveau englouti par une mer de corps roulant sur eux-mêmes tels des vagues humaines. L’étendue liquide au mouvement de houle se relève furtivement, dans une lenteur émolliente avant de retrouver en un mouvement, à la fois languide et tendu, la position du gisant. Sans vouloir contraindre une possible lecture ou ramification contemporaine univoque, comment ne pas songer alors à ses migrant-e-s traversant la Méditerranée, à la recherche d’une improbable « terre-asile » ? Pour échapper aux tourments et à la guerre, ne s’abiment-ils pas seul, en couple ou en groupe au fond des flots avant d’en être parfois retirés décédés ?

Bertrand Tappolet

Salue pour moi le monde ! Ballet du Grand Théâtre. Jusqu’au 31 mai. Bâtiment des Forces motrices, Genève. A voir aussi pour quelques jours sur www.arte.tv

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