“Pierrot le Fou”, La vie sans mots d’emploi

Depuis “Flash” en 2003, la démarche de la compagnie Un Air de Rien est d’imaginer la fabrique théâtrale à  partir du discontinu, de fragments de vie, d’éclats de dialogue, de rushs de sensation et de bouts de réel décliné au contemporain. Entretien avec Sandra Gaudin.

Pour Sandra Gaudin, qui met en scène la compagnie, le travail de maturation et de préparation fut au long cours, en partant du matériau de “Pierrot le Fou” (1965) de Godard. Elle en extrait sur plusieurs chapitres une transfiguration plus qu’une transposition théâtrale “Pierrot le Fou (pas du sang, du rouge)” en dépotant ça et là  des textes dus à  Duras, Koltes, Rilke et Beckett.

Qu’est ce le cinéma aux yeux de Godard ? Certainement pas une intrigue bien charpentée. Le support policier n’est ici qu’un prétexte, assez confus et bien vite délaissé. « Le cinéma, c’est l’émotion », dit Samuel Fuller, et “Pierrot le Fou” est bien un film éminemment théâtral devenu mise en pièces d’émotions et des sentiments sur fonds de parois amovibles et balisé en front de scène par des rails évoquant le cinéma. « Nous sommes faits de rêves et les rêves sont faits de nous», Entend-on. à€ peine sorti, “Pierrot le fou” défini comme « Stuart Heisler revu par Raymond Queneau, le dernier film romantique, le techniscope héritier de Renoir et Sisley, le premier film moderne d’avant Griffith, les promenades d’un rêveur solitaire, l’intrusion du ciné-roman policier dans le tragique de la ciné-peinture » devient un film mythique.

Est-ce qu’il est facile de retrouver à  la scène un cinéma qui ignore la logique et qui procède par intuitions au hasard d’une pensée créatrice ? à€ première vue, oui. La pièce comme le film utilise les ruptures de rythme, les faux raccords, les citations, les collages et donne ainsi une impression de totale liberté. Au premier regard, “Pierrot le Fou (pas du rouge, du sang)” raconte les efforts futiles d’un bourgeois (Christian Scheidt très à  l’aise dans la mise au jour très déjantée des excès de la société de consumation depuis sa participation à  “La Chasse aux rats” de Turrini sous la direction d’Andrea Novicov) pour retrouver la signification de la vie à  travers une aventure amoureuse. Mais ce postulat n’est qu’un prétexte pour une réflexion sociale et politique. Oeuvre aux multiples couleurs (rouge, blanc, bleu, naturellement), le film devenu pièce apparait dans sa forme telle une mosaïque. Godard interroge sur les guerres (Viêt-Nam), les attentats terroristes, l’ennui provoqué par la société mercantile (la publicité est brocardée lors d’une soirée de vernissage qui vaut tout les “99 francs”, best-seller de Frédéric Beigbeder adapté pour le cinéma par Jan Kounen et à  la scène par Gilbert Ponté), la révolution sexuelle. “Pierrot le Fou “, c’est aussi une histoire où se côtoient la vie, l’amour, la mort, la violence.

Ferdinand retrouve Marianne, une ancienne amie. Délaissant la réception où l’a entraîné sa femme, il passe la nuit avec Marianne (qui préfère l’appeler Pierrot) Au matin, un cadavre dans l’appartement et une sombre histoire de gangsters les obligent à  fuir. Après diverses aventures, ils arrivent au bord de la mer. Marianne s’ennuie. Elle finit par le trahir avec le chef des gangsters. Ferdinand la tue. Puis il se peint le visage en bleu, s’entoure la tête d’explosifs, allume la mèche, se ravise trop tard. Il explose face à  la mer. Léger décalage dans la pièce, la mèche ne s’allume pas, le temps se suspend jusqu’à  l’apparition de Godard lui-même incarné de manière très wellesienne par Nicolas Rossier.

C’est sur un texte d’Elie Faure abordant le peintre Velasquez que s’ouvre “Pierrot le Fou (pas du rouge, du sang”, qui tente d’embrasser cet entre-deux existant entre les choses, l’avant et l’après, le petit rien qui pourtant dit tout, les temps faibles qu’affectionnent un cinéaste comme Raymond Depardon. Velasquez qui « après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse.»

Pour cette création, Sandra Gaudin se souvient que l’essentiel chez Godard c’est aussi les femmes. A chacune une manière bien particulière de chantourner une phrase, de marcher, de méditer poitrine dénudée sur le nombre d’or associé au positionnement des seins, de scander les mots. Elle se souvient aussi que pour Godard la vie n’est pas une histoire, mais une somme d’histoires. “Pierrot le Fou … ” sera donc par la grâce d’une mise en espace inspirée, qui joue du grand angulaire et de l’épure, un entrelacs de situations, réunies de façon à  éveiller ou réveiller, secouer ou déranger, « provoquer » le ravissement. Pas d’histoire, mais des bribes, des essais, des visages, des décors. L’une des images scéniques semble évoquer la grande interrogation godardienne présente dans “Le Mépris” : Comment raconter les êtres sans les réifier en les confinant aux apparences. Godard y évoquait des hommes « coupés du monde, de la réalité. Ils essaient maladroitement de retrouver la lumière alors qu’ils sont enfermés dans une pièce noire.»

Bertrand Tappolet

Jusqu’au 16 février 2008, Théâtre du Loup, Genève.
Les 21, 22 et 23 février à  l’Espace Nuithonie, Fribourg
Le 28 février au TPR, La Chaux-de-Fonds

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