La société du spectacle décryptée

 Scène

En déployant pour “Scanner“, sous-titré “Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu (hurlements en faveur de Guy Debord)”, une scène constellée d’écrans avec moniteurs vidéo et fenêtres digitales multiples, le metteur en scène suit le parcours d’un chà“ur tragique harponné par la figure emblématique du Monstre, sorte de mort-né. En mêlant images d’archives, films du penseur sur scène, performance sur fond de société de consommation devenue spectrale, le metteur en scène et dramaturge français David Alaya nous remémore que Debord privilégie la pratique du détournement qui rappelle sa lecture de Lautréamont. Rencontre.

Bertrand Tappolet: Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à  vous intéresser à  Guy Debord, astre noir de la littérature, cultivant le paradoxe et la provocation, qui ne consentit jamais à  passer à  la télévision?

David Alaya : A mes yeux, c’est une des critiques les plus élaborées de nos sociétés contemporaines. Plus son constat de « spectaculaire intégrée » allait en empirant, plus je me disais sa critique sociale et politique me revenait en écho. C’est aussi parti d’une colère en constatant la collusion entre l’Etat et le médiatique dont Debord parle, la manipulation atteignant des seuils insupportables. D’où l’essai de faire passer la société au scanner de la parole de Debord.

B. T. : Dans “Une Adolescence dans l’après-Mai. Lettre à  Alice Debord”, le cinéaste Olivier Assayas écrit : « La question se pose pour chacun des sa formation, de la manière dont il s’est constitué, de celle dont il a appris à  penser ; en ce qui me concerne, c’est en lisant Debord et en déclinant certaines des voies qu’il aura pointées dans se écrits et aussi dans se lectures telles qu’il les faisait partager à  travers Champ libre. » Qu’avez-vous retenu de Debord ?

D. A. : J’ai été frappé une première fois par les “Commentaires sur la société du spectacle“. Face à  une écriture très élaborée, concise et d’une précision impressionnante dans l’analyse. On aurait dit que le puzzle se mettait en place, tant il mettait au jour les arcanes de la société dans laquelle nous vivons. Atteignant les masses, la télévision est une arme fatale, une entreprise de manipulation et de crime. Ainsi qu’internet et le jeu vidéo dont Debord avait commencé la critique avant sa disparition.

Il débute son film, “Son art et son temps” par la critique de son livre réalisée par les journalistes de l’époque, dont Franz Olivier Gisberg, Jean-François Kahn, Alain Duhamel, que Debord filme lors d’une émission sur M6 que nous montrons dans Scanner. S’enfonçant dans ce que Debord dénonce, Les critiques s’acharnent jusqu’au pathétique sur les “Commentaires” avançant que c’est l’à“uvre d’un paranoïaque. Vingt ans après, comme l’atteste un récent dossier d’enquêtes du Canard enchaîné de l’automne 2008 posant Sarkozy comme PDG de la télé, les gens rient dans le public car ces critiques d’alors ne font qu’énoncer des contre-vérités. Parce qu’ils sont, comme le dit Debord, dans le « cynisme et la lâcheté universels. L’auteur de “la Société du spectacle” nous confronte à  nos contradictions face à  un élément important, le courage. »

B. T. : Vous passez également deux court-métrages de Debord, films atypiques, voire « anti-cinématographiques », qui proposent une sorte de cinéma sans spectacle.

D. A. : Nous avons retenu “Critique de la séparation” et “Sur le passage de quelques personnes”. Notre génération de quarantenaire n’a pas de complexes vis-à -vis de l’héritage situationniste. Le spectacle est conçu avec de multiples entrées, dont ce deux opus filmiques de Guy Debord qui marquent la fondation de l’Internationale situationniste tout en étant des réalisations moins conceptuelles que sensuelles touchant à  l’émotion.

B. T. : Vous avez fait appel à  l’humour, à  la dérision, à  la folie. S’il y a chez Debord un humour dont Lautréamont pourrait être le modèle, il y a aussi une rigueur incroyable dans l’écriture. Debord est d’abord l’homme d’un style, rigoureux, impeccable, emprunté à  des modèles comme le cardinal de Retz, qui fait de sa pensée un gai savoir et lui donne une gravité enjouée, à  l’opposé de la langue débraillée et pesante qui est souvent l’apanage de la littérature contestataire.

D. A. : C’est ce qui m’a plu d’emblée chez Debord, c’est son style qui véhicule à  la fois la grandeur de la dialectique, la clarté et la stratégie imparable. L’argument fait ainsi mouche immédiatement, car porté par une pensée extrêmement élaborée. S’inspirant de Machiavel, il dit en substance dans l’un de ses films : Certains Français ne comprennent pas que lorsqu’on leur a proposé de nommer un Ministère de la qualité de la vie, c’était afin qu’ils conservassent au moins le nom de ce qu’ils avaient perdu. » C’est à  cette limpidité d’énonciation qu’arrive souvent Debord et, partant, que tout le monde peut comprendre.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Théâtre de Vidy
Jusqu’au 26 avril 2009. Rés. 021 619 45 45

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Publié dans littérature, théâtre