Huang Yong Ping a quitté le théâtre du monde

Huang Yong Ping devant « Xuan Wu » en 2002 à Genève. © Courtoisie Galerie Art & Public (productrice de l’oeuvre).

Disparu accidentellement le 19 octobre, Huang Yong Ping reste une figure majeure de l’avant-garde chinoise des années 1980. Fondateur du groupe Xiamen Dada, mouvement à caractère révolutionnaire inspiré à la fois de Dada, du néo-dadaïsme et du taoïsme, il fut très actif en Chine jusqu’à la fin des années 1980. C’est par hasard qu’il est à Paris au printemps 1989 lorsque le massacre de la place Tiananmen a lieu. L’événement le conduira à devenir un « réfugié » permanent à Paris où il poursuivit la plupart de ses activités artistiques. Naturalisé français en 1999, il représenta la France cette même année à la 48e Biennale de Venise.

Pierre Huber, l’important galeriste suisse qui montra des artistes chinois dès 1984 à Genève, se souvient de l’accueil mitigé du milieu de l’art contemporain local : « C’est en 1989, durant l’exposition Magiciens de la terre au Centre Pompidou que j’ai découvert et apprécié le travail de deux artistes chinois, Gu Dexin – à mon avis le plus intéressant des artistes conceptuels Chinois vivant en Chine – et Huang Yong Ping, artiste reconnu installé à Paris. Trente ans plus tard, l’exposition de Jean-Hubert Martin marque toujours l’entrée des artistes des pays émergents sur la scène de l’art occidental. Les collectionneurs étaient très réservés car il y a toujours eu une très grande discrimination envers les artistes chinois en dehors des marchés conventionnels. Ce n’est qu’après « Magiciens de la Terre » que les collectionneurs et le marché ont changé. »
Considérée comme l’une des premières reconnaissances institutionnelles de l’art contemporain non-occidental, l’exposition au Centre Pompidou a changé les pratiques artistiques et la trajectoire de vie de Huang Yong Ping. A cette occasion, l’artiste réalisa sa première installation monumentale Reptile. L’oeuvre représentait une évolution à partir de ses expériences précédentes dans lesquelles il lavait des livres dans une machine à laver et de ses juxtapositions stratégiques de traditions littéraires et philosophiques orientales et occidentales.

En 1993, à l’entrée d’une exposition au CCA de Glascow, le visiteur était dirigé par deux enseignes lumineuses, comme dans les aéroports, selon son appartenance ou non à la Communauté Européenne. L’installation de Huang Yong Ping illustrait son intérêt pour la question de l’identité et des frontières dans le contexte de l’émergence d’une culture globale. L’artiste était alors personnellement concerné par sa position entre-deux systèmes politiques.
Mais le Théâtre du monde certainement l’œuvre la plus importante de Huang Yong Ping, et la plus connue au vu de la controverse qu’elle suscita avant même l’ouverture de l’exposition en 1994 au Centre Pompidou. Le personnel du Centre se demandait alors « si la crédibilité du Centre Pompidou se trouverait renforcée par un spectacle que nous jugeons indigne du niveau intellectuel que tous ses collaborateurs ont toujours tenté de maintenir… ». Face à la campagne entretenue par l’actrice Brigitte Bardot et les organisations de défense des animaux pour s’opposer à « ce spectacle barbare et rétrograde », le Théâtre du monde fut interdit d’exposition en France dans son projet intégral et présenté vide d’animaux. Accueil identique à New York où une pétition munie de 800’000 signatures s’opposa à la présentation du Théâtre du monde au Guggenheim, puis au Museum of Modern Art de San Francisco en 2018.
En 1997, quand le Théâtre du monde fut exposé avec les insectes, par Pierre Huber dans sa galerie Art & Public à Genève, l’oeuvre passa… inaperçue.
Le chercheur He Qian résume l’engagement de l’artiste :«Inspiré par la pensée chinoise classique, Huang Yong-ping s’intéresse aux conflits réels dans la vie quotidienne de notre monde globalisé; il les interprète à travers une mise en œuvre du contradictoire et de l’harmonie. À partir d’un « esprit très chinois», il remet en question la réalité occidentale et reprend des symboles traditionnels de la culture chinoise pour les organiser dans un espace occidental. Il arrive à mettre en jeu des éléments culturels contradictoires, mais sans jamais perdre de vue l’exigence d’ambiance en harmonie sous-jacente. Or, les effets de ses œuvres sont loin de l’harmonie «idéale» : pour le public occidental, il s’agit plutôt d’un sentiment d’étrangeté, parfois crue et rude, d’une « provocation» forte. Pour certains critiques d’art occidentaux, Huang Yong-ping est un artiste « fidèle à une certaine façon de mettre l’accent sur le concret du quotidien, sur notre comportement», et « son travail est une réflexion sur l’ambiguïté, l’incompréhension, le renversement de l’ordre établi » ; l’objectif de l’artiste focalise à « la critique des réalités culturelle, économique et politique dominantes ». Pour d’autres, ils observent un artiste qui sait jouer avec la « stratégie de mutation [qui] révèle une sorte de dialectique provocatrice profonde: il s’agit d’un acte subversif contre l’art contemporain [occidental] et sa définition établie ».

Retour sur cinq oeuvres importantes de Huang Yong Ping

Huang Yong Ping, « The Nightmare of George V », 2002. © Courtoisie Galerie Art & Public qui a produit l’oeuvre pour l’exposer à Art Unlimited – Art Basel.

«En 1911, le roi d’Angleterre, le roi George V, se rendit au Népal pour une expédition de chasse. Pendant trois jours, assis sur le dos d’un éléphant et entouré de divers gardes, il a chassé le gibier dans la jungle. On dit qu’il a tiré quatre tigres dans la même journée. En 2000, lors d’une visite dans un musée de Bristol, en Angleterre, je suis tombé sur un tigre en peluche. La légende disait que le tigre avait été donné par George V en 1911. Par chance, j’ai découvert un groupe d’animaux empaillés lors de diverses expéditions de safari dans la Grande Galerie de l’évolution au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, notamment un tigre attaquant un éléphant sur le dos. La position du tigre sur le dos de l’éléphant était la même que celle de George V quand il se levait pour tirer sur un tigre. L’animal exposé au musée d’histoire naturelle a bien sûr été conçu par le duc d’Orléans en 1887 à partir de son expérience personnelle. Les années 1887 à 1911 ont été l’apogée du développement du colonialisme occidental; tout, y compris l’histoire naturelle «pure» et les spécimens d’animaux, est étroitement lié à l’histoire politique. J’ai reproduit cette scène, mais j’ai remplacé le siège de l’éléphant par un siège portant l’écusson royal britannique et, ce faisant, en faire le cauchemar de George V en 2002. Le 11 juin 2002 était la date d’inauguration du salon international d’art contemporain Art Basel”. Huang Yong Ping.

Huang Yong Ping, « Théâtre du monde », 1993. Installation : cages (métal, bois), araignées, scorpions, criquets, cafards, mille-pattes, lézards, crapauds, petits serpents. © Courtoisie Galerie Art & Public.

Avec le Théâtre du monde, l’idée originelle de Huang Yong Ping, consistait à installer dans la salle d’exposition une cage en forme de tortue, et à y loger des petits êtres vivants tels des serpents, araignées, lézards, scorpions, mille-pattes, scolopendres, cafards, etc. Ces petits « citoyens » devaient mener une vie à la fois commune et libre, entre espèces amies et espèces ennemies, durant toute la durée de l’exposition. Ils seraient abreuvés régulièrement (mais non nourris), mais vivraient et évolueraient librement. Toute l’installation consistait à symboliquement démontrer la chaîne alimentaire suivant la loi de la force. Des uns plus agressifs que d’autres, et les faibles devenant naturellement la nourriture des plus forts. « Il s’agissait de réaliser in situ et in vivo le parallèle de l’homme et de l’animal, lequel parallèle n’est pas très flatteur pour l’espèce humaine ».
Le commissaire de l’exposition a présenté l’œuvre au niveau symbolique : « de la façon philosophique, l’œuvre de Huang Yong-ping symbolise la nécessaire harmonie entre les races, les cultures, les religions en dépit des violences, des caractères et des cruautés propres aux natures terrestres. Les insectes présentés dans le vivarium apprennent pendant la durée de l’exposition à se tolérer et à organiser une vie sociale en dépit de leurs natures contradictoires : scorpions, mille-pattes, scolopendres, apprennent à se supporter. Ils sont nourris avec d’autres insectes qui sont des cafards et des scarabées. L’ensemble est disposé dans une table en forme de tortue. La tortue est le symbole chinois pour la paix. Il s’agit donc d’une œuvre militante en faveur de l’harmonie entre les races et les cultures ». (La représentation occidentale de la cruauté dans l’art contemporain chinois, He Qian, 2008.)

 

Huang Yong Ping, « Xuan Wu », 2002. Technique mixte, aluminium et cuivre, 300 x 860 x 300 cm. © Courtoisie Galerie Art & Public.

Présentée en 2002 à la galerie Art & Public de Genève, cette sculpture représente « Xuan Wu », un des quatre symboles des constellations dans la Chine ancienne. C’est une entité composée d’une tortue et d’un serpent généralement enlacés. « Xuan Wu » signifie également le mystère et l’harmonie, le serpent et la tortue étant des créatures spirituelles symboles de longévité et de stabilité. L’artiste souligne par la représentation d’une grande tortue qui marche sur quatre plus petites la signification mythologique de son œuvre, tandis que le squelette de serpent sculpté de façon plus naturaliste fait écho aux collections scientifiques du Musée National d’Histoire Naturelle. En  effet, Yong Ping réunit, selon ses propres mots « le mythe oriental et les sciences naturelles occidentales » dans cette œuvre.
« Xuan Wu » jusqu’alors dans une collection genevoise a été vendue 419’920€ (frais compris) le 20 octobre 2019 à l’Hôtel Drouot à Paris.

 

Huang Jong Ping, “Le Jugement dernier”, 1997. Bols en fibre de verre peints à l’huile et contenant des produits périmés. 78.1 x 141 x 141 cm. © Courtoisie Galerie Art & Public productrice de l’oeuvre à l’époque de la rétrocession de Hong Kong à la Chine (1er juillet 1997).

«Le fait que je devais être à Londres en 1997, en tant que Chinois, a déjà jeté les bases de ce projet, car juillet 1997 a marqué la fin du contrôle britannique sur Hong Kong. C’est dans ce contexte que j’ai développé mes idées pour ce projet. Dans cette installation, j’ai fabriqué cinq bols de riz en porcelaine agrandis à une échelle énorme et les ai décorés avec des motifs de porcelaine occidentale du XIXe siècle fabriqués par la Compagnie britannique des Indes orientales. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment le «bol en porcelaine» en tant qu’objet chinois traditionnel (quelque chose d’exotique) avait été totalement transformé en discours occidental via ces motifs occidentaux de la British East India Company. Ces bols ressemblent à des hémisphères et sont décorés des images des drapeaux de la Grande-Bretagne, de la France, des Pays-Bas, de la Suède, des États-Unis, etc. Dans un tel paysage “oriental”, ils donnent l’impression que le monde est enveloppé par les forces occidentales et reflètent l’imaginaire et le mythe du colonialisme du XIXe siècle – c’est-à-dire une ère de paix en Orient sous la protection des colonisateurs. Le bol est également un récipient utilisé pour la conservation des aliments. J’ai rempli ces énormes bols de toutes sortes d’aliments britanniques – eau, boissons, assaisonnements, biscuits, snacks et produits laitiers – le tout marqué de la date de péremption du 1er juillet 1997, en référence à la fin du bol colonialiste et à l’arrivée du 1er juillet 1997, jour férié du mythe du colonialisme. ” (H.Yong Ping, V. Philippe, House of Oracles: A Huang Yong Ping Retrospective, Minneapolis, 2005).

 

Huang Yong Ping, « Le Serpent d’océan » à Saint-Brevin-les-Pins, 2012. © Wikimedia Commons Yves LC.

Fidèle à sa conception de l’Orient et de l’Occident qui s’enchevêtrent, Yong Ping mêle souvent dans ses installations des symboles bouddhiques et taoïstes à des références à la culture et la philosophie occidentale. Ses sculptures, à l’image de celle présentée, sont autant d’allégories sur la société, le devenir et l’hybridation des identités. Suivant cette conception unificatrice la figure du serpent est centrale dans l’œuvre de Yong Ping. Depuis 2012 est installé dans l’estuaire de Saint-Brévin-Les-Pins près de Nantes, « le Serpent d’Océan », une sculpture pérenne d’un squelette de serpent longue de 130 mètres. Elle évoque la puissance de la nature et la longévité symbolique du serpent, destiné à être recouvert par la faune sous-marine, mais aussi le tiraillement entre les capacités créatives de l’homme et ses pulsions destructrices. Lors de l’exposition Monumenta en 2016 l’artiste a également repris cette thématique sous la forme d’une installation monumentale nommée « Empires ». Huang Yong Ping y organise la cohabitation forcée d’éléments symboliques liés aux puissances impériales : celle de la Chine avec un immense serpent, de la France avec le bicorne de Bonaparte et celle de l’impérialisme silencieux d’une économie mondialisée à travers des amoncellements de containers.

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