Féminités telluriques

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“Evolution”. 2013. Muriel Décaillet.

Le vêtement comme scénographie de l’intime

Heureuse de se raconter, gourmande de ses anecdotes et souvenirs radiophoniques ou de premier coït en champ de blé, voici Angèle. Martine Corbat qui l’incarne sur un mode d’un pantin passant d’une stase graphique à une pause lyrique écrit : « Angèle relate sous forme d’ “inventaires” ses moments de vie bien remplie, ses rencontres fracassantes avec à la fois humour et grincements de cœur. Serait-ce comme une sorte de jeu mis en scène dans lequel il faudrait raconter sa vie? Oui. Un jeu dans lequel il faut tout dire, tout avouer dans les moindres détails… Avec Angèle, il est autant question d’un inventaire sentimental que de l’inventaire des robes qui ont jalonné sa vie. »

Philippe Minyana à travers une forme de logorrhée active, d’oralité, tente de traduire quelque chose du parler d’aujourd’hui, une poétique du banal, peut-être comme l’alexandrin à son époque. « On a inventé une sorte de reality-show avant la lettre. Le principe de ce spectacle est devenu un jeu télévisé ou radiophonique, un marathon de la parole où l’on devait dire le plus de chose possible en moins de temps possible. » Il précise que chacune des trois femmes « devait raconter sa vie à partir d’un objet, l’objet étant le repère, l’endroit clé de l’histoire. Il y avait la cuvette, la robe, et el lampadaire qui étaient un peu des accompagnateurs de drames et de péripéties diverses. »

Sous les traits de Martine Corbat, le personnage d’Angèle rit et pleure autant de ses échecs que de ses souffrances et bonheurs fugaces. Dans ce rapport à l’objet-robe, Philippe Minyana songeait au plasticien français aujourd’hui le plus célèbre, Christian Boltanski, qui mettait objets, vies des gens et battements de cœur en boîtes. Si la comédienne entichée d’émissions où l’intime accède à la surexposition médiatique, à l’extimité et à l’agora publique (la série documentaire Strip Tease au petit écran, La Ligne de cœur en radio) a choisi la plasticienne Muriel Décaillet, on n’est pas forcément perdant au change.

Mots et robe sculpture

Comment rendre la parole par l’écrit. Comment traduire l’intime par le vêtement, pour partie, en train de se faire ? Sur un praticable-estrade, l’artiste pareille à une tisserande du Val d’Hérens ou une Parques mythologique, divinités maîtresses du sort des hommes, dévidant les destins, file les boules qui composeront une anatomie possiblement enfantine ou adolescente, son récit à elle ne mettant pas en forme autre chose qu’un écho à la scène dansante des souvenirs délivrés par Martine Corbat qui vient s’appuyer sur votre épaule de velours pour relancer son corps balise rythmique plié en son milieu.

« Cette œuvre plastique fait écho aux mots et au jeu d’Angèle. Elle représente à la fois son intériorité et son espace extérieur composé de souvenirs et d’objets, de matières-nylon, entassés et travaillés par le temps. précise la comédienne. La présence de Muriel Décaillet est fondamentale, car le spectateur aura l’impression que le personnage d’Angèle sort tout droit de la tête de l’artiste en plein travail. » Elle ajoute : « Robe-tiroir, robe-refuge, robe-souvenirs, robe-liberté. Angèle apparaîtra au cœur des spectateurs comme une poupée sortie de sa boîte, comme une femme-fleur, une femme étrangement drôle tirée d’une histoire connue et proche de chacun d’entre nous. »

Martine Corbat cite aussi, comme sources d’inspiration, des démarches artistiques qui peuvent par certaines dimensions dialoguer avec l’œuvre de Muriel Décaillet. Ainsi l’artiste hollandaise Rosa Verloop, dont les sculptures détournées de collants en bas nylon suscitent des incarnations organiques plus explicites et tératologiques que celles réalisées par la Valaisanne. Du fœtus au cadavre, les êtres sont comme ligaturés et boursouflés dans une volonté de recouvrir « les cycles entre la naissance et la vie », selon la plasticienne des Pays-Bas. Autre référence, l’œuvre métaphorique de la Britannique Susie MacMurray réalisée à la main. La réalisation naît d’objets du banal : cheveux humains, coquillages, plumes et fils électriques pour lumignons. Ils sont assemblés, tressés et tissés pour des sculptures et installations centrées sur la fragile et l’éphémère. Le goût de la plasticienne pour les mythes, notamment celui d’Icare, part de l’organique et suscite des robes sculptures et des installations spatiales. Ces dernières sont parfois des memento morisouviens-toi que tu vas mourir ») mêlant traces utérines et réminiscences de la mort dans un jeu de contrepoints aussi sonores tissant des liens polysémiques entre la pièce exposée et son environnement architectural.

Bertrand Tappolet

Chtoniennes. Galerie Sator, Paris. Jusqu’au 14 février 2015. www.galeriesator.com. Site de l’artiste : www.murieldecaillet.ch

 

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