Levées de corps. Photo Steeve Iuncker.
Le photographe Steeve Iuncker et le journaliste Thierry Mertenat se sont intéressés aux personnes chargées de gérer les morts violentes, oubliées ou accidentelles. Autant de morts survenues hors de l’hôpital ou de la famille. Pendant plus d’un an, ils ont investigué. Leur opus aujourd’hui épuisé, « Levées de corps », est réédité en septembre 2008.Ecriture du réel
« Dans la presse, il y dans le fait divers la volonté d’être chronologique, imparable dans le compte-rendu d’une mort advenue, souligne le journaliste. La première façon de la respecter n’est-elle pas de la restituer au plus juste ? Pour le livre, les choses sont différentes. Nous sommes dans un rapport de confidentialité avec ces morts en entrant dans des espaces privés au cà“ur d’un fait divers voulu secret sans révéler certaines dimensions des décès que l’on retrouve dans les journaux notamment », souligne Thierry Mertenat.
A chaque phrase, totalement ça : une photo cadrée d’instinct, avec soin, unie aux autres par ce qui semble un hasard, et qui n’est sans doute qu’une forme aboutie et méticuleuse d’absurdité. Témoin, cet homme âgé venant s’immoler devant la demeure de sa première épouse inconsciente de son identité, jusqu’à ce que la police serve de révélateur. Ou cet autre s’y reprenant à deux reprises pour mettre fin à ses jours par balles interposées. Suicide ou scène de crime ? Le travail du légiste tranchera. « L’espace privé du corps mort est singulier, car il décide quand commence la putréfaction, l’arrivée de la vermine, relève le journaliste Il fallait raconter cet entre-deux étrange, ces quelques mètres qui, du seuil au corps, nous mette de plain pied avec le corps. » Autre passage, au hasard. Un corps déchiqueté par le freinage d’une motrice, aux parties disséminées sur 60 mètres de rails. Et ce constat terminal : « Les corneilles sont friandes de ces autopsies ferroviaires. »
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Levées de corps. Photo Steeve Iuncker.
« Dans la photographie, la mort n’est plus image religieuse, mais une image désolée, le signe d’une existence livrée à elle-même », constate le philosophe Walter Benjamin. C’est cette dimension-là qui semble hanter les images de Steeve Iuncker. D’où le choix d’un objectif au 50e fidèle à la vision humaine naturellement en couleurs. Pourtant, comme il le précise, les corps qu’il a saisis n’ont rien de neutre. Ils sont photographiés par l’identité judicaire, autopsiés parfois ensuite, ou sanctuarisés dans une chambre froide en attente de trouver un nom qui fait sens pour être inhumé. C’est à l’un de ces inconnus qu’est dédié l’ouvrage. Manière peut-être de lutter contre toutes les formes d’oubli.
Bertrand Tappolet
Levées de corps, Editions Labor et Fides.