Foofwa d’Imobilité. Dialogue chorégraphique avec Godard absent

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“Au Contaire” Photo du spectacle Christian Reynaud de Lage

Au contraire (d’après J.-L. Godard), est une petite pièce créée par Foofwa d’Imobilité en Avignon durant l’été 2010 puis retravaillée par deux fois au Grü,  Hommage à  Godard qui commence souvent ses phrases par au contraire ….

Godard et le sujet chorégraphique
Le principe de la programmation des “Sujets à  vif” en Avignon est qu’un interprète commande un opus à  un créateur avec lequel il n’a en principe jamais travaillé. Au retour d’un festival chorégraphique zurichois, Foofwa d’Imobilité croise Godard dans un train, échanges quelques propos et lui propose dans la foulée une collaboration artistique que le désormais “ermite” de Rolle décline poliment, fidèle à  sa stratégie de l’effacement digne du monstre secret qu’il est. D’où l’idée de partir en creux du traitement du son par Godard, de son art consommé du collage montage, de sa manière de citer la fabrique cinématographique du film en train de se faire. « Il s’est agi d’utiliser le filtre Godard, sa façon de penser, de parler de la vie, comme dans “JLG/JLG” autoportrait qui montre l’artiste au travail », souligne le chorégraphe. “Au contraire“, dont le titre est l’épitaphe tombale souhaité par le cinéaste, est visible en Avignon jusqu’au 25 juillet 2010 avant d’être présentée au Théâtre du Grütli en octobre 2010, puis en février 2011.

En collaboration avec le dramaturge Antoine Lengo, le chorégraphe a choisi l’une des présences scéniques les plus troublantes du moment, Manon Andersen. D’abord en bleu de travail perchant la prise de son. Puis reprenant le bégaiement d’Isabelle Huppert dans “Passion” de Godard pour camper une figure d’artiste mendiant tournant sur elle-même telle une pin-up déglinguée de la classe ouvrière, avant de monter le nu en danse. Souvenez-vous : Manon Andersen est l’espiègle interprète hors normes du fameux ensemble de théâtre musical, Les Epis noirs qui décline à  merveille le subtil jeu du théâtre dans le théâtre. Le chorégraphe français Philippe Decouflé, subjugué, l’engagea pour son inoubliable patchwork en jeux d’ombres portées Sombrero (2007). Enfant, Manon Andersen a tourné dans deux opus godardiens : “Hélas pour moi” avec Gérard Depardieu et “Je vous salue Marie“.

Apparaissant en héros grec, la jambe marquée par une blessure tissée de tissu carmin (« C’est pas du sang c’est du rouge », déclarait Godard à  propos de son “Week-end“), Foofwa d’Imobilité semble rapatrier l’esprit d’ “Hélas pour moi“. A l’instar du cinéaste suisse, il s’inspire très librement d’une légende mythologique pour nous dire avec une auto ironie virtuose ses doutes et interrogations sur un monde dominé par la violence, l’argent et le profit alors qu’il y a aussi l’amour, la poésie et la beauté. Tout comme il y a Manon Andersen, qui illumine “Au contraire” de sa radieuse présence, de son corps aux formes généreuses de déesse mère. Ainsi dans ce pas de deux, peau contre peau, chaloupant les corps. Eveil des sens, poses édéniques ou tirées de “L’Après-midi d’un faune” et de ballets classiques tel “Roméo et Juliette“, le masculin s’étendant au flanc de sa promise sur une musique de Hà¤ndel, “Eternal Source of Light Divine“. Jusqu’à  cette tentative enjouée, non réalisée et faussement naïve de faire se rejoindre la bouche de l’un et le sexe de l’autre. Il y aussi cette séquence qui voit un spectre militaire grimé en noir blanc égrener le budget de la création comme Godard le faisait si bien avec sa propre liturgie comptable dans Passion, montrant que le scénario est finalement une trace de la manière dont l’argent a été dépensé pour la création d’un opus. Ce avec force entrechats et variations sur L’Oiseau bleu tiré du ballet-pantomime féérie La Belle au bois dormant signé Petipa.

S’inspirant de Godard qui use de la mise en abyme au cinéma et sensible à  l’histoire de la danse inscrite dans son patrimoine génétique et chorégraphique, Foofwa d’Imobilité fait le choix de la nudité, le corps sans artifices du penseur-danseur sur scène. Il revisite les pas de son exécution qui lui a valu de remporter le Prix de Lausanne en 1987. Il apparaît sur scène le corps en relaxation et en phase d’écriture de la pièce chorégraphique, jouant des couleurs primaires, le rouge, le bleu et le vert que l’on retrouvera dans les poches d’une veste plastifiée que le danseur revêtira bientôt. Assis, Foofwa d’Imobilité lit à  l’envers Histoire(s) du cinéma de Godard, reprenant une grande partie de son répertoire, de ses soli dont Quai du sujet en passant par des éclats de Cunningham notamment. Mais aussi comme traversé de flux électriques, agité par un syndrome Gilles de la Tourette appliqué à  un corps ne se maîtrisant plus et laissé dans la contorsion et le cri.

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Intime et politique

Une trame narrative ténue mais tenace (le tournage en trois parties d’un film imaginaire avec sa figure mimée de l’objectif-à la caméra), des bribes d’histoire (le sujet déconstruit, mis à  vif par le corps sifflotant ou interrogeant les termes « sujet » et « vif ») qui s’imbriquent plus ou moins pour construire une à“uvre stimulant avec bonheur l’intelligence. Nous invitant à  une mélancolie drolatique, Foofwa d’Imobilité n’est pas pour rien l’un des danseurs les plus remarquables de sa génération : les parties chorégraphiées sont splendides et animées d’une fougue vitale, burlesque à  souhait. Elles sont magnifiquement soutenues et prolongées par les phrases-citations en voix off ramifiant le dialogue entre corps et esprit. Ainsi dans cette évocation de l’amour rencontré par le poète et humaniste italien Pétrarque en Avignon un matin de dimanche. S’égrènent aussi des dits de l’historien de la philosophie François Châtelet sur la démocratie au temps de Périclès et de Bergson, ces derniers si chers à  Godard. Pour qui l’art est un mensonge qui dit la vérité et donne accès à  la réalité pure. La vocation de l’art consiste à  déchirer les apparences qui dissimulent, sous leur abstraction, le concret, pour faire apparaître ce qui n’apparaît pas à  la perception banale. Par l’élargissement de la faculté perceptive et de la conscience qu’il implique, l’art a l’insigne privilège de détruire les médiations occultantes pour donner accès au réel.
Diffusé également, le vote onusien de novembre 1947 sur la proposition, injuste car privilégiant Israel, rejetée par les Etats arabes, de la création de deux Etats en Palestine (l’un juif, l’autre arabe). Cet extrait peut renvoyer à  Godard et à  son Film Socialisme, écho au plus long conflit issu de l’histoire du XXe siècle qui détaille la faillite originelle de l’Europe, celle d’avoir abandonné la Palestine. A la contemplation sur scène de ces deux corps dénudés, étendus et magnifiquement réunis, l’on songe à  cette réplique entendue dans Film Socialisme : « Le rêve de l’Etat, c’est d’être seul, le rêve des individus, c’est d’être deux. »
S’il y a chez le chorégraphe une pâte néo-minimaliste, épurée, rien d’étonnant à  ce que la bande son croise les compositions de Charlemagne Palestine, musicien minimaliste américain. Qui s’illustre par des pièces sidérantes de continuums sonores au piano. Au détour d’Au contraire, on peut admirer l”oeuvre sincère et complexe d’un chorégraphe qui s’interroge sur son époque et sur son art avec ce parfum de produit non achevé qui envoute. Si plein de nonchalance virtuose et d’un dialogue entre mobilité et immobilité en ses correspondances souterraines avec l’histoire de la peinture, Foofwa d’Imobilité déclarait un jour : « J’aimerais être comme Federer, un extra-terrestre ». Il l’est ici, sans restriction.

Bertrand Tappolet

“Au Contraire”
Journées de danse contemporaine suisse. Bâle. 6 au 10 février 2013.
– Foofwa d’Immobilité / Antoine Lengo. Théâtre du Grütli. 15 au 19 février 2011. white box / 13.- Dans le cadre du Festival Trans3, du 17 au 20 février 2011
– Avignon, Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph. Jusqu’au 25 juillet 2010.
– Théâtre du Grütli, 21 octobre 2010

Article paru dans GenèveActive le 23 juillet 2010.

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Un commentaire pour “Foofwa d’Imobilité. Dialogue chorégraphique avec Godard absent
  1. petya ivanova dit :

    Oublions les références Culturelles. Qu’est-ce la culture sinon la capacité d’entrer en prise directe avec un corps qui nous parle, surtout lorsqu’il se tait, un corps qui s’habille en transparence mitigée de couleurs ciné(ma)tiques pour mieux dire son évanescence surchargée de significations?
    Ici le spectateur fait face à  la poésie de ces corps dévoilés, exposés, touchants, dont l’instrumentalité une fois suspendue révèle un infini possible. Leur génie est cette force qui transgresse et prend le dessus, cette force dépouillée de tout secret, de tout mystère sans laquelle il n’y aurait rien sauf les aléas retentissants de circularité d’un égo, paré pour paraître. Cette force qui nous sur-prend d’un évènement, d’une aperture (manquée, exubérante), d’un corps en face, ou pile, d’une face à  l’envers, est la même sans laquelle, dans les dires d’Agamben, on ne pourrait même pas uriner.

    L’intimité reste la dernière sphère d’expressivité totale et inconditionnée, ou du moins c’est ce qu’on aurait aimé croire. La nudité de ces deux corps d’artistes s’enracine et fait écho aux voix qui produisent, de-produisent et re-produisent des conditionnements, questionnements, injustices, réponses, mises en abyme.
    Leur présence sur scène émerge comme une réponse, ultime dans sa virtuose liberté, à  un déficit d’authentique, une dette envers le possible de soi et de l’autre.
    Cette prise du corps résiste toute prise philosophique tout en s’y rendant entièrement disponible, gérable, à  peine, au bord de l’indicible, un corps qui tremble et se meut, qui se rend, dépouillé, à  un autre, et qui continue à  se dire et dédire les vérités par lesquelles le discours prétend de le couvrir. Le corps exposé dans sa nudité n’appartient plus à  aucune catégorie, ne parait rien d’autre que tel qu’il est-irréparablement ainsi.

    C’est un corps possible qui n’existe que par l’authenticité irréductible d’avoir lieu, Au contraire de l’éventualité de ne pas le faire.