Des forces cachées sont à l’œuvre dans le lit de Gianni Motti

Gianni Motti, Ex-Position, 2021. Photo: Courtoisie Galerie Mezzanin.

Le quartier au cœur de la vie nocturne genevoise est plongé dans le silence et la morosité depuis maintenant cinq mois. Le soir, quelques luminaires diffusent toujours une faible lumière sécurisante pendant que les vitrines des bistrots alignés des deux côtés de la rue de l’Ecole de Médecine restent sombres et muettes. Sans les liens de voisinage que favorisent les établissements semi-publics, la vie de quartier est désormais celle d’un quartier dortoir.
Seule, une lumière puissante laisse espérer qu’un établissement brave les interdictions pour offrir un lieu de secours en convivialité. Y aurait-il un dernier bar avant la fin du monde ?

Le Covid-19 a condamné au silence ce quartier de Genève auparavant très animé. Photo Jacques Magnol

À en juger par le meuble installé dans une galerie d’art, un lit d’hôpital équipé muni d’une potence et de poches de sérum, barrière ouverte, on en déduit prématurément que le white cube s’inscrit parmi les centres d’art transformés en lieu d’accueil d’urgence. En fait de médical, l’espace, aseptisé, est dédié à une expérience esthétique avec l’œuvre de Gianni Motti qui dégage un champ magnétique puissant.

Le thème du lit est omniprésent dans l’histoire de l’art, variant entre l’évocation de la douleur et de la mort ou d’une forme auto-portrait. Di Frauen der Revolution (1992) d’Anselm Kiefer, The Flying Bed (1932) de Frida Kahlo, ou La Chambre à coucher  (1888) de Van Gogh dont la création a suivi, selon ses mots, « une longue période de maladie ». My Bed (1998) de Tracey Emin, une reconstruction dans une galerie de son propre lit, avec bouteilles de vodka, sous-vêtements et préservatifs usagés, évoquait une période de sa vie.
Celui de Gianni Motti fait le portrait d’une société en représentant le monde extérieur avec ses peurs et ses angoisses qui le travaillent depuis le début de la pandémie.

Rencontre avec Gianni Motti sur un banc à Genève

Gianni Motti, depuis un an maintenant nous alternons entre confinement et moments de réouverture, quel impact cela-t-il sur votre travail ?

 C’est une période où le temps est suspendu pour presque tout le monde. Il est difficile pour un artiste de travailler car il est impossible de prévoir un programme d’exposition. Ce qui était prévu a été repoussé, puis de nouveau envisagé au fil d’annonces de mesures de fermeture et de brèves réouverture. Par exemple, le vernissage de cette exposition à la galerie Mezzanin a pu avoir lieu lors d’un bref moment d’ouverture autorisé entre le 15 et le 20 janvier. À cela se sont ajoutés les problèmes de fabrication car des entreprises étaient fermées ou travaillaient au ralenti. Le confinement et les restrictions imposées aux voyages ont réduit les contacts personnels. Finalement, c’est l’entier de l’activité qui a été réduit.

Ce temps suspendu a-t-il eu influence sur l’humeur ?

 L’ambiance est anxiogène dès le matin. Ce ne sont qu’informations sur le manque de moyens, le nombre de morts et les catastrophes sanitaires, économiques et sociales dues à l’épidémie. Même si on ne veut pas, on est touché. J’ai donc décidé de faire une diète médiatique et je suis resté droit dans mes bottes pour me concentrer sur l’essentiel.

Avez vous envisagé d’exposer en ligne pendant que le confinement favorisait le télétravail, que les conférences comme les réunions de famille se déroulaient sur des écrans avec l’application Zoom, et que les musées se mettaient en scène sur l’Internet ?

J’ai reçu beaucoup de propositions de montrer des œuvres ou d’en créer pour les partager sur l’Internet, mais l’intervention se réduit à une photo ou une courte séquence filmée. Au contraire, je pense qu’il est important de se détacher de l’écran de l’ordinateur ou du téléphone portable car on perd la physicalité des choses et la mise en situation. Finalement, c’est une démarche qui participe à la banalisation des images.

L’exercice de l’intervention en ligne démontre aussi la facilité avec laquelle les participants peuvent parfois perdre leurs repères. Je devais, par exemple, intervenir dans une conférence Zoom dans le cadre scolaire en Italie. Je me suis alors aperçu que tous les élèves étaient en pyjama à la maison et j’ai interrompu la conférence pour ne pas jouer le rôle du baby-sitter.

Gianni Motti, Ex-Position, 2021. Photo: Courtoisie Galerie Mezzanin

Comment l’idée de créer cette oeuvre s’est-elle imposée ?

 Je n’avais jamais pensé faire un lit car c’est un endroit où je n’aime pas passer du temps. Mais aujourd’hui ce virus a littéralement enfermé les gens à la maison et le lit est devenu encore plus significatif. Beaucoup de gens regardaient déjà la télévision et mangeaient dans leur lit avant d’y télétravailler aussi depuis le début de l’épidémie. On y vit donc certainement un peu plus.

Voilà plus d’un an que le manque de lits est devenu un sujet d’inquiétude quotidien et que des autorités ont décidé de ce qui était indispensable, nécessaire. Ce sont autant d’éléments qui viennent naturellement à l’esprit au gré des propres repères de chacun.

L’idée de ce travail qui concentre un peu toute la problématique actuelle s’est alors imposée d’elle-même, elle n’aurait eu aucun sens hors de ce contexte.

L’oeuvre surprend non seulement les passants qui le découvrent depuis la vitrine, mais également les visiteurs plus habitués à l’art contemporain, comme s’il y avait dans cette pièce des forces cachées.

 C’est vrai que les gens sont surpris avant de réaliser qu’il s’agit d’une exposition et les réactions sont variées sinon opposées. Certains disent ressentir un effet hypnotique, d’autres sont fâchés ou choqués (parce que la pièce révèle de notre propre vulnérabilité). En même temps, le lit donne l’impression d’être loin alors que c’est quelque chose de très proche, d’universel.

Dans ce moment historique, cette pièce semble vibrer comme sous l’impulsion d’un virus invisible, elle dévoile, elle incite chacun à réagir selon sa conscience, son vécu. Si un meuble aussi familier surprend autant, c’est bien par les forces invisibles qui l’animent.

La notion de l’invisible est un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps, notamment avec la performance Brève histoire de l’invisible présentée au Centre Pompidou, à la Hayward Gallery, à San Francisco et récemment à artgenève (2020). Au CERN, lors de la performance À la recherche de l’Anti-Motti (2005), j’ai voulu partir à la recherche de particules encore plus petites que le virus. Nous sommes tous régis par des forces invisibles qui guident nos choix. L’intuition qui préside à la création d’une œuvre d’art en fait partie.

Faut-il expliquer une œuvre qui interroge ?

Pour moi, en soi, une œuvre doit être quelque chose qui exprime beaucoup de choses d’une manière étendue. Une bonne œuvre est comme la pointe d’un iceberg, on voit clairement la pointe mais ce n‘est pas tout ce qu’il y a à voir. Certains se satisfont de la pointe, d’autres vont plus loin. En fonction de sa vision du monde, chacun invente sa propre interprétation, et pour reprendre l’expression d‘Umberto Eco, l’œuvre est ouverte.

Jacques Magnol

Rencontre avec Gianni Motti sur un banc à Genève le 24 février 2021.

Gianni Motti – EX-Position
15 janvier au 13 mars 2021

Galerie Mezzanin
63, rue des Maraîchers
Genève
http://galeriemezzanin.com

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