Carla Demierre : jeux de langues avec vue sur les corps

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Carla Demierre et Perrine Valli. Photos du spectacle.

 

Si proche, si loin

Tant les textes écrits pour La Cousine machine qu’à l’occasion du Cousin lointain ne sont que des manières d’« interroger l’habituel » et ses formes, comme le pose Georges Perec, le romancier sémiologue des Choses. « Mais, justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il (l’habituel, ndr) ne nous nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information… Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace » (L’Infra-ordinaire).

Serrant très fort par devant son buste ses mains l’une dans l’autre dans ce café avec vue panoramique sur le macadam de la Place des Grottes, l’auto-dépeinte « timide » Carla Demierre sourit et se demande ce qu’« habituel » signifie et véhicule. « Faut-il entendre ici la vie quotidienne ou « les éléments de trop grande proximité » ? Ma façon de les interroger serait de m’en saisir, les poser dans un texte et d’agir sur eux avec la langue de manière légèrement brutale. J’ai l’impression de les détruire, les broyer ou les défigurer à force de les désosser, de les déconstruire. C’est davantage la question de la proximité que celle de la banalité qui m’intéresse dans le quotidien. »

« Faire défiler les images de sa vie sous ses yeux sans mourir pour autant, ça arrive ». Cette première phrase jamais écrite au seuil d’une vie littéraire, l’auteure la livre isolée par le blanc de la page dans son Avec ou sans la langue ?, premier récit questionnant, minant et retournant comme un gant expressions et tournures communes, rarement passées à l’ère du soupçon. Et dont chacun croyait trop bien connaître la chanson. Le quatrième de couverture bande annonce : « Une course d’obstacles verbaux. Agglomération poétique en quête de récit. Passons la larme à gauche et promenons dans les bois. Ritournelle autour d’un pot. Mâcher ses mots pour une fois. » Illusion et vérité s’entremêlent, réalité et fiction, Carla Demierre raconte les ambitions et les limites de l’écriture, de la pensée, du mot à dire sans trahir et catégoriser.

Son écriture transmet en didascalies ou scénarios, les mouvements des deux performeuses dans La Cousine machine avec le geste de l’index se manifestant en un battement métronomique, la position yoga étendue du « mor », la distance entre les anatomies, l’entre deux et l’hybride du corps bureau qui débouche sur un imaginaire de l’employée… de bureau d’envoyer littéralement promener les feuilles qui sagement dessinent le blanc luminescent de la partition dans la boite noire scénique. La lumière émane du texte et y retourne. « Des planches de bois et des corps de femmes. De l’inerte et du vivant. De l’asséché et du liquide. Prenons le rapport corps-bureau. Ce qui arriverait si je le renversais, si le tas de courrier accumulé en une semaine se retrouvait quelques secondes en suspension exposé à la gravité de l’open space. »

 

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Le Cousin lointain. Perrine Valli et Rudi Van der Merrve. Photos du spectacle.

 

Forer la langue

Venue des arts plastiques, la jeune femme use de ce ton si particulier, convoquant ici le syllogisme, là des considérations sur l’impossibilité à tenir langue et pensée solidaire. Elle obtient par la précision du style, une écriture d’une relative minutie, conduisant pas à pas vers des dénouements inattendus et dessinant les paysages d’une « géopoétique » du dire. « Il existe des amours de savon-lavoir comme il en est de vacances, mais au final c’est la même histoire : de la poudre aux yeux. »

Pour l’écrivain, il s’agit de conduire la littérature sur le terrain où le signe est neutralisé par le jeu de langages. Son appétit pour la langue révèle parfois en elle plus une technicienne, mathématicienne, géomètre ou archéologue de l’écriture plutôt qu’une auteure au sens classique du terme. Quel que soit le sujet adopté, d’être, par sa manière de ciseler chaque phrase comme un théorème ou un paradigme, de leur donner une portée singulière, de les ancrer dans la tradition littéraire et narrative de son choix. A l’occasion de La Cousine Machine, Demierre pose l’équation spectaculaire comme un triangle ou une coprésence à trois pôles formels : « Nous décidons que nous serons les deux sur scène, qu’il n’y aura pas de décor, pas de technique, que notre duo devrait être aussi simple à plier–déplier qu’une grande bâche, que ce duo doit prendre son origine dans notre double présence sur un espace scénique, espace qui pourrait bien n’être qu’un point, tant il est déterminé par la troisième présence aux formes variables (le public). »

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Publié dans danse, théâtre