Callas à  coeur ouvert

scène

Noémie Bianco

Le mystère de La Callas tient sans doute à  cette aptitude à  transmuer en musique le personnage qu’elle interprète. Cette mise en scène d’un personnage, Jean-Marc Avocat la dédouble avec la comédienne Noémie Bianco au détour de “Callas” (1989), un texte du dramaturge Jean-Yves Picq. Qui a constitué une sorte de roman d’une voix ayant pour sources uniques des fragments d’interviews que la cantatrice donna tout au long de sa carrière.

Journal de soi

Une longue table effilée comme une lame, d’un plexiglas aux transparences couleur carmin. Possible autel sacrificiel. Ou coulure sanguine du rideau de scène, voire cà“ur à  vif souvent en charpie qui veine ce récit, ce journal ou dit de soi. Deux rangées de six micros, comme autant de banderilles ou de sondes fichées dans le corps et l’intime de celle qui n’aimait guère les journalistes. Ne contestait-elle pas jusqu’à  la capacité même de la critique musicale à  faire récit d’une prestation scénique, lyrique ou à  exister. “On ne peut critiquer que soi”, lâche-t-elle péremptoire. Sous les traits de la juvénile Noémie Bianco, robe fourreau, bustier boutonné telle une armure, gants longs, chignon, le tout misant sur le noir, la cantatrice se confie avec la sincérité d’un Amiel tout en détaillant, souvent assise, arc boutée à  cette table de travail et de souffrances, le jeu des masques qu’imposent vie publique et vie intime. Mais aussi une forme de mise en abyme de soi, réfléchissant sur les personnages à  incarner, ses propres rôles. Autant que sur la note tenue d’un désir d’amour et de bonheur si souvent contrarié. Ce paradoxe qui veut que l’on se pose en l’amour sans jamais s’y reposer.

S’y lisent en creux des éléments autobiographiques. Le rapport a une enfance tôt escamotée par une mère impresario et un père absent. La quête de petits bonheurs simples, éphémères, comme savourer une glace à  la dérobée. L’exigence absolue chez l’artiste lyrique d’une forme de perfection dans le souffle, le rythme, la colorature. Une exigence transmuée en source d’angoisse qui stimule dans le même temps où elle effondre l’être dans un tract infini. Monologue dialogué d’une femme souvent en auto-analyse de soi qui se teinte parfois d’une authentique anamnèse comme en ce concert fatidique de Rome alors que la guerre fait rage au Liban et que la voix se brise, s’amuï et se perd définitivement dans les méandres d’un travail acharné, au développement anarchique, troublé par les excès de café, thé et psychotropes. « Je pense trop ce que je fais », avoue-t-elle. La compétition impitoyable aussi avec les autres artistes, plus jeunes, plus belles, qu’une Callas ironiquement impitoyable renvoie à  leurs études,tant elle se croit seule dépositaire d’une impossible quête de vérité du chant.

A découvrir la comédienne Noémie Bianco du haut de ses 23 printemps, il ne s’agit ici nullement de jouer à  la cantatrice en conférence de presse. Mais plutôt de trouver comment s’approcher d’elle, comment évoquer une forme d’intériorité, au plus juste de ce que la jeune femme peut ressentir de cet être exigeant et tourmenté. Surtout, impressionne sa manière de jouer avec les apparences et la réalité en partant d’une matière très réaliste et ordinaire dans laquelle elle puise une incroyable vitalité fictionnelle et une dimension tragique renversante. La pièce passe à  une intériorisation des émotions de la cantatrice assez bouleversante. Noémie Bianco mise gros sur l’interprétation, d’une justesse rare, et au service d’une interrogation subtilement tournée vers la vie sur la re-présentation dans le jeu, brouillant les frontières entre scène et existence dans un mouvement par instants proche de l'”Opening Night“, comédie dramatique sur les interrogations et déboires des acteurs au pirandellisme attendu signée Cassavetes. “D’abord la musique… C’est peut-être mon plus grand secret, je joue en accord avec la musique”, entend-on en ouverture, d’une voix tour à  tour extatique, enjouée et suppliante. On découvre une chanteuse lyrique disant apprécier la solitude qui ouvre sur le dialogue avec soi. Mais aussi regarder les polars ou des westerns à  la tv en signe de détente. “C’est ce que tout le monde aime. Car il y a le fond infantile de chacun. C’est ce que j’aime. Moi, je suis même restée toute jeune.”

Etats contradictoires

“Expérimentez, n’interprétez jamais” : l’injonction est de Deleuze. La voix de Callas est comme un berceau pour l’actrice, qui accède à  ses zones intimes pour y cheminer, s’y lover. La mise en jeu de la comédienne semble suivre le secret  de l’artiste qui maîtrisait le bel canto à  la perfection. Soit cette possibilité de transférer sur le plan musical le personnage dont elle interprète les souffrances, la douleur nostalgique du bonheur perdu, les fluctuations entre espoir et désespoir, entre orgueil et supplique, entre ironie et générosité qui, au bout du compte, se fondent dans une douleur intérieure surhumaine. Les sentiments les plus divers – parfois opposés – les déceptions les plus cruelles, les désirs les plus ambitieux, les amours brûlantes, les sacrifices les plus douloureux, tous les tourments de l’âme, acquièrent dans son chant cette réalité mystérieuse. Mais aussi cette sonorité du drame psychologique qui est l’une des dimensions de l’opéra. C’est cet état d’être erratique qui est passé à  la scène sans souci de réalisme, ciselant et marquant parfois trop intensément des ruptures de ton au cà“ur d’une même phrase. On sent parfois trop le muscle du travail à  la table sous la fine étoffe d’une intimité déliée, pour épouser l’intuition de Stendhal sur l’écriture. La tournure mélodramatique, l’auto apitoiement merveilleusement combattu, les volutes tragiques blessées, l’accent grec évitant certaines liaisons et respectant les fautes de français que la partition de Jean-Yves Picq a préservé de l’oralité de la diva déroutent durablement.

Cette mise à  distance d’un mythe est en réalité fort éloignée des prestations en entretiens de la chanteuse lyrique, toujours posée, calme, parlant avec le détachement de celle qui se sait légende tout en souhaitant n’être que femme disparaissant dans l’ordinaire. “L’accent permet d’éloigner le personnage de la comédienne. Pour lui permettre de prendre de l’âge, du recul, précise le metteur en scène. D’où cette distance s’inscrivant aussi dans la tessiture de l’actrice qui emprunte un medium recherchant des inflexions plus grave que son medium de jeune femme. Elle descend profondément en elle, pour trouver la vérité de ce vibrato existentiel. Ne pas essayer de ressembler à  Callas, tel est le pari. Au fil du travail préparatoire, nous avons surtout regardé chanter La Callas. Le travail s’est ainsi originé dans cet alliage entre l’accent et le grave. Dès que le théâtre se fait oublier, l’on accède à  la situation d’une conférence de presse. Le voyage est dans le franchissement de cette table, dans une extrême proximité et capillarité avec le public. Cette idée est fidèle aux propos de la chanteuse lyrique disant que c’est le public, ce sont les autres qui font et défont une artiste. De la protection, qui peut être aussi agression médiatique, avec ses micros pointés vers elle comme autant de missiles, l’actrice passe à  la scène la femme cantatrice parlant de sa vie de manière bouleversante dans la douleur, le désespoir et une mort solitaire à  53 ans.”

Chute annoncée
Pasolini parle de : «Jeter son corps dans la bataille». Il tourna Médée et engage Maria Callas dans le rôle-titre pour mieux taire sa voix adorée derrière un sémaphore sensuel et superbement retenu dans sa rage vengeresse.  Et Noémie Bianco de rapatrier dans sa mise en jeu, cette dimension de sculpture corporelle, fragile et extatique, hiératique, anguleuse et si liée à  une atmosphère emplie de féerie populaire qui a valeur d’exorcisme. La comédienne le souligne : ” Maria Callas a révolutionné le chant. Dépoussiérant l’opéra, lui injectant un surplus de vie, de ressenti. Elle a amené une théâtralité au cà“ur de l’art opérique, en en faisant un art sans doute plus complet. J’ai vu en cette femme un personnage de théâtre complexe. Dans la tenue du corps, le jeu insiste  d’abord sur la droiture hiératique et parfois compassée d’un corps de star. Sans omettre une grande sensualité d’un être qui connaît des émotions physiques, aime, souffre. La cantatrice répond toujours en défense aux interrogations de journalistes qu’elle reprend. Les micros tendus flèchent l’idée d’un quasi martyre d’une femme ayant sacrifié sa vie à  son chant par amour de la musique. Et ayant aussi sacrifié, pour partie, sa vie privée surexposée médiatiquement. La géométrie de l’espace scénique peut ainsi représenter une croix. Et la ligne de tables marquer une délimitation entre la scène et le monde réel. Sauf que le personnage de Callas se sent in fine agressée, n’étant bien nulle part.” Callas ne lâche-t-elle pas : ” Le public est un monstre ” ?

scène

En 2009, le chorégraphe, dramaturge et danseur allemand Raimund Hoghe imagine “36, Avenue Georges Mandel“, une évocation, toute en lignes graphiques et en intériorité, de la diva. Entre des enregistrements radio de ses interviews, la cantatrice interprète Bellini, Verdi, Gluck, Saint-Saà«ns ou Bizet. Si l’on se penche sur les livrets, du “Carmen” signé Bizet à  l'”Orphée et Eurydice” de Gluck, on y voit une procession de femmes bafouées, sacrifiées, passées par une voix à  la tessiture exceptionnelle, dont une société masculine va admirer les tourments et les malheurs, avant le souper. L’opéra chanté par une femme raconte son asservissement, sa défaite. Il est aussi question de cette chute annoncée dans “Callas“. Callas intime, agenouillée évoquant son désir d’en finir avec soi pour enfin se libérer. Avant d’embrayer sur l’imaginaire du mythe dans une pose iconique de martyre, une main serrant son cà“ur (elle est morte d’une faiblesse cardiaque), l’autre légèrement écartée de ses lignes de corps et renfermant une rose blanche, celle qui à  l’orée de cet aveu de soi palpitait longuement sous la lumière. Plus que jamais, la mise en scène se dérobe à  une dialectique sommaire du verbe et de la chair, de l’être et du paraître: l’être est dans le paraître, et c’est au bout de l’artifice, de l’évanouissement, de la disparition qu’il peut ressusciter. Donner au monde un dit de soi et s’enterrer à  l’intérieur. Un dit inépuisable au regard, grouillant de détails, de force et de douleur. Un dit qui rappelle, par son projet, son ton, son absence totale de tricherie, sa poésie,
ce que disait Mallarmé : “Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau.” Tout est dit. Noir.

Bertrand Tappolet

Callas, Espace 44, 44 rue Burdeau, Lyon.
Jusqu’au 12 décembre 2010

 

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