“Stop the tempo” : Blackout roumain

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Tout combat contre une société capitaliste qui décervèle les êtres, les lobotomise de toute mémoire, les précarise dans leur vécu, les prive de toute identité et velléité de résistance est considéré par la majorité en Roumanie, comme vain et perdu d’avance. Car la société à  changé depuis 1989. Les idéaux de la Révolution de Velours, comme ceux de la révolution contre Ceausescu, ont perdus de leur actualité dans des sociétés sans balises, qui vivotent le présent entre petits jobs, déshérence et débrouille, pensent à  l’avenir et oublient de faire un travail de mémoire, d’histoire.

Une scène jeunesse

Montée et scénographiée par Manu Moser, qui l’électrise de sa pratique du théâtre de rues, “Stop the tempo” est une partition aussi concertante que déconcertante due à  Gianina Carbunariu. Créée au Théâtre l’Alchimic, à  Genève, et présentée en tournée romande, elle cisèle une écriture faite d’incises, où les répliques s’entrelacent et se répondent comme au fil d’une impro jazz ou d’un live de slam. L’opus est tout à  la fois conte truculent, doux-amer, des moeurs et horizons d’attente de la jeunesse roumaine, dont une partie semble aspirer à  n’être que des “no-life“, et satire grinçante des réalités de la Roumanie postcommuniste. Mais aussi méditation sur l’innocence et la pérennité du mal. Une pièce kaléidoscope sur une société corrompue, obsédée par l’argent facile, rongée par la violence et hantée par les réminiscences du passé et de la dictature ubuesque des époux Ceausescu. Une société où le tragique a fait place au grotesque. Eprouvant la pérennité et la validité des sentiments humains, parfois à  la manière de Fassbinder, Gianina Carbunariu ne serait-elle pas in fine une moraliste, caressant le secret espoir que le courage de formuler l’angoisse et le désarroi de toute une génération est déjà  celui de vivre autrement ?

Pièce courte ramassée en une cinquantaine de minutes, “Stop the tempo” semble rejoindre toute une vague cinématographique roumaine triomphant dans les festivals internationaux. Ainsi à  l’instar de ces films roumains, “Stop the tempo” scrute et dissèque avec une verve cruelle et jubilatoire ce monde d’après la chute du Mur qui est d’ailleurs peu ou prou le même dans les autres ex-pays socialistes. La littérature – du moins celle traduite en Occident – a plus timidement investi ce terrain de la satire sociale au vitriol. Jusqu’à  la sortie de “La Croisade des enfants“, roman signé Florina Ilis contant une rébellion d’enfants sur fond de colonie de vacances. Et jouant sur la corde du terrorisme et d’une culture de la peur comme “Stop the Tempo“. «Nous sommes plongés dans le capitalisme sauvage sans pour autant avoir encore réussi à  nous libérer des tares léguées par le communisme mais nous avons au moins gagné la liberté de le dire et l’écrire», explique l’auteur, 42 ans. Un constat que semble partager la dramaturge Gianina Carbunariu, 33 ans.

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Terroristes lyriques

Dans sa pièce, Carbunariu campe avec une ironique empathie une galerie de portraits. Où se mêlent secrétaire paniquée additionnant les emplois pour répondre aux désirs de multimédia et de produits de consommation électronique de ses parents (Patricia Mollet Mercier, fil d’Ariane un brin hystérique de l’intrigue échappé du scopitone animé de la dernière campagne de Genève Tourisme), post-adolescente sans emploi et peroxydée rêvant de fuite et de baise facile (Fanny Pelichet en régime Pink déglinguée). Et un DJ passant son temps à  remixer les morceaux épars de son rythme intérieur en attendant un hypothétique accomplissement sur les dancefloors qui comptent au coeur de la capitale. Ce dernier est campé par un Matthieu Béguelin se coulant dans les plis d’un prophète des platines façon Spike Lee en son “Do the right thing“. N’aspire-t-il pas ce sorcier du beat à  mettre ses sets dans les pas de Martin Luther King bien qu’un crash de voiture l’ai rendu sourd. « J’ai 23 ans et ma vie est déjà  foutue. Pas à  cause de l’accident, mais parce que je ne peux plus trouver la moindre chose qui me procure la plus petite dose de plaisir. J’ai 23 ans et je n’ai rien fait. Et je ne crois pas que je ferai un jour quelque chose que j’aime vraiment faire », lâche le DJ, désabusé.

Leur odyssée s’échoue dans le noir, corps saluant mécaniquement tels des pantins déglingués sans que rien ne change, comme de coutume, dans un pays dont l’histoire est celle d’un perpétuel ajournement. A en suivre les didascalies, l’opus est écrit pour une mise en scène clignotant entre allumettes et lueurs intermittentes de lumignon de poche. L’auteur n’a pas oublié ce trait d’humour roumain : «Le dernier qui quitte le pays est prié d’éteindre la lumière.» En effet, sous Ceausescu, les pannes de courant tramaient le quotidien, les théâtres étant contraints à  ne pas recourir à  des ampoules de plus de 40 watts.

Notre trio composé de jeunes dans la vingtaine imagine donc une nouvelle forme alternative de terrorisme électrique. Il consiste à  couper le courant des discothèques du pays. Ce, afin qu’une pause réflexive ou non se créée sur les ruines d’un monde alimenté par la techno, “la branchitude” et le consumérisme à  flux tendu, tout en célébrant l’homme réseau connecté en permanence à  un univers multiécranique et à  la toile. Un univers qui va droit dans le mur ou s’accidente sur le bas côté de la route comme la Morris rouge désaxant la juvénile triplette. Une forme de nihilisme imprécis, tout à  la fois maladroit, fébrile et désespéré semble agiter ces êtres sans plus de repères.

A la sortie d’une discothèque, tous s’engouffrent ainsi dans une mini rouge que l’on voit – accessoire avoué de théâtre -, coupée en son milieu, pour une partie fine de triolisme, fesses à  l’air, passant du saphisme à  une hétérosexualité sans jouissance. Une scène burlesque et dramatique que l’on n’avait guère plus revue depuis les anthologiques galipettes sur banquette arrière d’une DS faisant tressauter “Les Valseuses” de Bertrand Blier. à€ la limite du pathétique, voici des personnages dont le seul but semble être à  la recherche de la liberté et du plaisir immédiats, irréfléchis. Ce théâtre-là  vit. Il n’effleure pas, il accroche, il ne soupire pas, il s’emballe.

«Bientôt il fera noir et seuls nos désirs compteront», écrit le dramaturge autrichien Peter Turrini dans son “A la tombée de la nuit“. “Stop the tempo” évoque de loin en loin une autre des ses pièces, “La Chasse aux rats“. Où le corps, ce pulsionnel cri artaudsien, se fait appel à  se dépouiller des oripeaux du consumérisme ambiant. Un corps à  démonter telle une voiture, dans un univers de décharge, au sens pluriel du terme.

Bertrand Tappolet

“Stop the tempo”
Théâtre du Pulloff, Lausanne
du 9 au 20 juin 2010

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