Blackmovie. Face à l’humain: de la disparition à l’animation

scène

Tatsumi

Voyage dans l’espace et le temps, voyage dans l’imaginaire, le Festival Black Movie a voulu s’inscrire dans cette démarche : aller vers l’ailleurs quitte à le réinscrire chez soi. Les cinématographies d’Asie nous ont habitués ces dernières années à un brassage des genres artistiques pour se retrouver au cœur de l’universalité de la condition humaine.

Corruption, autofiction dépressive, corps démantelés, le versant tourmenté et sombre d’une humanité à la dérive est exploré toujours plus avant dans cette édition. L’art peut-il alors transformer les blessures en lumière ? Esquisse de pistes avec quelques coups de projecteurs qui illustrent la grande diversité esthétique et dramaturgique de productions souvent menacées d’oubli par le manque de diffusion.

film Headshot

Headshot

Entretien avec Bastian Meiresonne, spécialiste du cinéma asiatique et critique collaborant à Black Movie, par Bertrand Tappolet:

 

Film autoportrait

Dans son livre, L’Après-midi d’un écrivain, Peter Handke constate « avoir su qu’il était écrivain, le jour où il a arrêté d’écrire ». Le cinéaste sud-coréen Kim Ki-Duk propose par la grâce fêlée de son Arirang, l’une des œuvres les plus sincère et irréelle qui soit. Soit une sorte de journal intime d’une mise à nu, qui mêle autofiction, autoreprésentation et autofiguration. A l’heure où le moi cinématographique joue de sa toute-puissance, le réalisateur s’exhibe avec autant de violence, d’autocommisération que de dérision, notamment au fil d’une hallucinante auto-interview menée en champ-contre champ. Le réalisateur puise peut-être dans le voyeurisme de la téléréalité, mais plus profondément dans le journal et la confession comme genre les modalités manipulatrices de ses propres représentations. En défiant l’intime, il s’impose dans des performances frontales coulées face regardeur au fond d’une tente igloo. Les stratégies auctoriales, scénaristiques et réceptives, peuvent rappeler le récit à la première personne d’un Hervé Guibert, photographe écrivain filmant en DV une forme de « journal de sida ».

Panne d’inspiration,  insondable dépression, Kim Ki-Duk souffre et  en explique longuement les raisons. Il ramasse la neige pour la faire bouillir en eau de café, manger avec avidité, chanter faux, se passer en boucle ses films, sangloter et vomir son dégoût haineux du monde. Il incarne avec un art consommé la figure du « cabot », cet acteur qui tend à attirer l’attention sur lui par toutes voies, voire à tout prix. S’il est à la recherche d’une vérité de soi mise en abyme (l’homme regarde son interview par lui-même sur un écran de montage), il est à la recherche de l’effet, bourré de tics et abuse à dessin des clichés. Ses gestes sont conventionnels et stéréotypés. Il veut moins être aimé que se rendre insupportable. Mais le grotesque outrancier, le « style émotif », qui rejoint celui d’un imprécateur comme Céline touche par instants à une justesse rarement égalée à l’écran. On épouse alors ce que le critique du 19e s., Henri Lavedan, écrit sur l’art des « vieux acteurs du vieux théâtre, émouvants de pose naturelle, insensés et sublimes, ayant au-dessus de l’amour de leur profession le culte de leur art estimé par eux le premier, le seul… les cabots à la Daumier, fous d’orgueil, mais pleins d’honneur, étalant dans la pauvreté, la superbe des grands d’Espagne, dignes partout, nobles toujours ».

Jusqu’à  Dream (2008), le réalisateur avec 15 films en 12 ans semblait presque aussi prolixe que le Japonais Takashi Miike. Puis c’est l’autarcie, la préretraite qui dure 4 ans avant la sortie d’un nouveau film.. Et l’on se persuade que ces auto-psychanalyse et anamnèse, qui vont jusqu’à l’évocation de son suicide par l’artiste, laissent sonné, groggy.

Comment perdre la foi dans les images, dans le cinéma, tout en ne cessant d’en parler, de le faire autant que le défaire ? C’est le pari sincère et manipulateur du cinéaste. Après son service militaire dans une unité de marine, Kim ki-duk a déjà fait retraite dans un monastère. Il s’adonne alors  à la peinture avant de signer les scenarii de Painter and Prisoner (1994) et Illegal Crossing (1995). Un cinéma tourmenté où selon son auteur, « nous vivons la répétition infinie des jours et des nuits » et que notre vie « oscille entre le plus et le moins ». A ses yeux, « l’idéal serait de vivre alternativement ce plus et ce moins ». Le réalisateur s’avoue ainsi volontiers mécanique à filmer et bricoleur d’une survie qui débouche sur l’arpentage méthodique de soi.

film "Tuman"

La rivière Tuman

Éthologie, fantastique et marketing

Night Fishing dû à la paire coréenne Park Chan-wook et Park Chan-kyong, est un court-métrage qui a fait le buzz lors de sa sortie. Il est tourné à l’aide de smartphones et payés pour partie par KT Telecom, distributeur de l’I phone coéen. Pourquoi pas d’ailleurs à l’ère des placements de produits tous azimuts qui minent la créativité, la crédibilité et l’image de longs-métrages et séries, ce qui est loin d’être le cas ici ?

Avec tout de même une pleine équipe de tournage et plusieurs objectifs 35 mm., Night Fishing débute sur la prestation d’un groupe de musique mêlant voix masculine à la Tom Waits et interprètes féminines grimées en hommes comme dans l’opéra chinois ou l’équipe de foot féminine du grand tournoi épique mis en scène au fil de Shaolin Soccer de Stephen Show. Le combo joue en pleine nature au gré d’un montage clipesque (image inversée, chapeau de sorcellerie sillonnant les airs) une mélodie mêlant rock expérimental et musique traditionnelle asiatique.

L’opus tuile docu ethnologique, fantastique de revenants, veine mélodramatique et une utilisation un brin académique du symbole et de la métaphore. Ce film de 33 minutes est parfois assez proche de l’univers baroque et grotesque de Park-Chan-wook qui a réalisé Thirst et Old Boy. Un fantôme en forme de jeune femme au jeu monofacial est littéralement sauvé des eaux par un pêcheur bas du front, qui se révèle décédé lors d’une catastrophe naturelle. L’opus rejoue les thèmes favoris du cinéma coréen : le rapport à l’eau, aux morts, aux handicapés de la vie sur un mode rituel et mélodramatique convaincants.

Le film a dû susciter un certain émoi ou une franche hilarité parmi la jeune génération de cinéastes sud-coréens. Si l’on songe que le réalisateur d’Animal Town, Jeon Kyu-hwan, a du vendre sa voiture pour mettre sous toit l’un de ses films et que ses acteurs jouent en grande partie bénévolement, on peut s’interroger sur le côté supposé low-fi de ce surgeon du cinéma faussement artisanal et fauché réalisé par des petits malins, dans le  possible sillage de Blair Witch Project, Open Water ou The Reef .

Biopic animé

Tatsumi est un docufiction. Sous forme de dessin animé, il retrace une partie de la vie de Yoshihiro Tatsumi, créateur de mangas qui, Film "P047"à la fin des années 50, révolutionna le genre en développant des histoires pour adultes, et revisite certaines de ses histoires courtes. Eric Khoo, réalisateur singapourien, auteur des appréciés Be with me et My magic a cherché un moyen original de parler d’un créateur de bande dessinée légendaire, Yoshihiro Tatsumi.

Un auteur de mangas gekiga, qui se singularise par le développement d’images dramatiques. Au tout début, L’enfer est un récit qui marque durablement, par sa cruauté révélatrice des faux-semblants se dissimulant dans les arrière-cours des lieux de mémoire. On y suit le parcours d’un jeune photographe envoyé sur les ruines d’Hiroshima et découvrant l’empreinte du corps d’un fils, penché sur sa mère, incrustée sur un mur, comme le négatif de corps vaporisés par l’onde de choc de l’explosion. En réalité, il s’agit d’un meurtre sordide d’une mère commandité par son fils qui veut toucher le produit de la vente de sa maison dans le contexte d’extrême pauvreté qui caractérise la fin de la guerre sur sol nippon. L’image fera la fortune du photographe hanté par le doute et servira à célébrer, un temps, le culte du « plus jamais ça ».

L’animation est somptueuse refusant la fluidité pour un caractère de livre animé image par image qui renoue avec le procédé de la lecture en volume chère au 18e s. ou du livre pop-up. Les transitions sont assurées par des cartes dessinées, jaunies et comme jaillissant d’un flip-book. Cinq histoires sont mises en scène, des décombres d’Hiroshima au premier album de 1954, L’île aux enfants. On transite par le conflit coréen et la description du quotidien fort démuni au sein de l’univers familial du mangaka. La voix-off est celle de Tatsumi envoutant et enveloppant  des contes étranges et cruels qui versent dans le drame, à l’instar du très beau et désespéré Monkey mon amour . Ou l’histoire d’un ouvrier d’usine contraint par son invalidité à remettre son singe dans la fosse de ses semblables au zoo. Ils le mettront en pièces. L’ensemble réussit à distiller en quelques images des atmosphères contrastées. L’animation, elle, renvoie aux dessins animés japonais pour enfants, tels qu’ils furent conçus par Osamu Tezuka. Ce dernier réduisit le nombre d’images par secondes pour des raisons économiques, ce qui est aussi le cas d’Eric Khoo. Le Singapourien excelle dans les cadrages pour susciter une belle dynamique à la plus grande réussite dans le domaine depuis le documentaire Crumb signé Terry Zwigoff (1994).

Bertrand Tappolet

Festival Black Movie, Genève. Jusqu’au 26 Février.

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