« Andromaque 10-43 ». Photos Nicolas-Descoteaux.
Oreste se suicide
Oreste est incarné par un Frederic Landenberg plus Colin Farrell que jamais. Profilé de trois quart comme une statuaire antique de vase grec en frise, la nuque raide et la tête rejetée en arrière, il semble par instant sur le point d’imploser un coup de boule à la Zizou. Son jeu ne rend-il pas bien le caractère malchanceux, morbide, et méprisé par Hermione du personnage ? « Et l’ingrate en fuyant me laisse pour salaire / Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire ! », explose-t-il. Mais que se passe-t-il ? Voici Oreste qui se lamente encore avant de planter une longue dague en son plexus pour un seppuku rituel. Non, vous ne rêvez pas, c’est bien lui qui agonise, la bouche ensanglantée, devant une marée rouge coulant sur le sol bétonné. Un pied dans l’au-delà, il délire : « Dieux ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi ! Qu’y a-t-il ? Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ? ». Il meurt enfin, retombant sur le côté sous le bureau de Pyrrhus.
Oui, cette version d’Andromaque est bien labellisée « d’après Racine ». Certes les tendances suicidaires du personnage sont plusieurs fois avérées au fil de la fable. La dramaturgie prend alors pleinement la mesure de la puissance de contamination sur Oreste de la folie et du suicide hors champ et en gloire désespérée d’Hermione sur le cadavre de Pyrrhus. La chaîne d’individualismes exacerbés, de passions aveugles, de colères et de morts est ainsi réaffirmée. Andromaque n’est-elle pas dominée plus que nulle autre tragédie racinienne par le tableau de la mort à l’œuvre ? Mais si Racine n’a jamais écrit pareille mort volontaire, a-t-il néanmoins suggéré cette destination finale dans son Andromaque de 1667 en pistant le dilemme fidélité ou trahison d’Oreste épris à mort d’Hermione ? Pas si sûr.
Hermione est assoiffée de pouvoir et possédée d’une folie passionnelle autiste et meurtrière par procuration. Jeanne de Mont l’anime en régime animal, somatique et bipolaire évoquant, de loin en loin, Beatrice Dalle dans « 37°2 le matin » signé Jean-Jacques Beinex, la fusion amoureuse destructrice, les crises d’hystérie. Ou le vampirisme cannibale amoureux tourmenté au fil de « Trouble Every Day » griffé par Claire Denis avec Beatrice Dalle, encore, errant dans les arcanes extrêmes du désir amoureux, là où passion rime dangereusement avec possession. Dans son meilleur, son jeu dévoile à quelle extrême cette possédée se love instinctivement dans la violence et la révolte. Celles d’un être exaspéré et perdu qui a téléchargé son programme : Aimer avec idéal fanatique absolu et transports expressionnistes, haïr avec ingratitude, stupeur et tremblement. Orgueilleuse, elle est comme énergisée jusqu’à la déraison par sa colère. La comédienne ne craint pas de rapatrier dans ses cheveux ensauvagés, son corps courbé et sa fureur anatomique qui la fait et la défait, la figure et la défigure des revenantes hantant le cinéma asiatique ou le Grand-Guignol hollywoodien des passions fatales. Une créature en tout point déchirée, véhémente, déchaînée. Elle est de celles, égotistes, dont les nœuds psychologiques entremêlent sentiment d’injustice, soif d’emprise sur les autres, la mécanique des reproches, le désir contrarié, la frustration et la manipulation.
La langue des corps
Andromaque 10-43 marque par la méticulosité de ses cadrages scéniques avec une immense voile de béton influencée par le travail du sculpteur minimaliste américain Richard Serra. Mais aussi des poses esseulées, graphiques et giacomettiennes pour Andromaque. Les personnages immobiles gravitent ainsi autour de l’astre noir tourmenté et mobile Pyrrhus. Sous une belle lumière passant du bleu pétrole à l’indigo spectral, on relève l’interprétation des rôles et caractères au pied le la lettre de la partition originelle pour le carré principal du casting racinien. Sans taire des suspensions narratives parfois un peu commodes qui confondent pudeur et indécision. Le spectacle baigne ainsi dans une facture d’ensemble que l’on pourrait trouver académique, mais d’un académisme habité.
On retrouve par ailleurs dans le mise en jeu des comédiens quelque chose de la pensée du poète français Yves Bonnefoy sur l’approche de l’anatomie humaine chez Albert Giacometti « Du corps humain, Giacometti ne garde que l’armature : il le décharne pour faire apparaître l’idée d’existence qu’il suppose, l’énigme de l’être qu’il supporte. » L’homme n’est pas volume mais souci, moins histoire que principe, ou douleur d’être là. D’où la simplification expressive. Selon ses propres termes, Giacometti en vient à sculpter « une espèce de squelette dans l’espace ». Il fait « dégorger » la matière afin d’en extirper l’être et d’appréhender, en même temps que sa forme simplifiée, cela même dont il se dégage. Par sa saisissante maigreur, « l’homme qui marche » est ensemble présence et misère, vanité d’exister et merveille de marcher. Comme l’écrit encore Yves Bonnefoy, « la notation schématique peut être une sorte de paratonnerre, où décharge son énergie mystérieuse, transcendante à tous nos savoirs, sociaux ou psychologiques, la foudre de la présence. »
« Andromaque 10-43 ». Photos Nicolas-Descoteaux.
Un acteur toon
En découvrant Denis Lavant lisant le journal dans un cossu fauteuil et savourant son whisky, zapette au canon, ou paraphant à la chaîne les contrats, costume croisé et lunettes cerclées d’écaille, comment ne pas songer à son interprétation pistant les contraires de Marcel Dassault, ancien déporté à Buchenwald devenu « génie de l’aéronautique », tycoon, magnat de la presse, marchand d’armes dans « Marcel Dassault l’homme au pardessus« , le téléfilm signé Olivier Guignard ? Si le metteur en scène déclare le jeu d’Al Pacino dans « Le Parrain III » source d’influence authentifiée d’origine, le passé de Pyrrhus et ses campagnes meurtrières à Troie le hante et amène une dimension mélodramatique, voire doloriste au personnage. Par la guerre, Il a été meurtri dans sa chair et sa pysché, tant il est pris de crises le voyant chanceler, se médicamenter en urgence ou s’écrouler, inconscient. Il y a ce très beau moment où le circassien et danseur de solitudes qu’est Denis Lavant s’agenouille devant Andromaque tout en se projetant dans sa remontée immédiate de son buste et ses mains vers sa gorge, sans néanmoins la toucher.
Ductile gestuellement et corporellement, l’acteur français l’est au plus point. Souvenons-nous. Au Théâtre de Vidy, Denis Lavant impressionnait déjà en clochard céleste pendulant entre Beckett et Tom Waits au cœur de l’extraordinaire « William Burroughs surpris en possession du chant du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge » de Johny Brown, porté à la scène par Dan Jemmett (2005). Un tuilage de styles : farce, tragédie, rock et un embrayeur d’imaginaires d’un périple maritime avec pour boussole le poème lyrique (« Le Chant du vieux marin« ) de Coleridge célébrant l’amour, appelant à gonfler les voiles du nihilisme. A l’occasion de « Big Shoot » signé Koffi Kwahulé et monté par Michèle Guigon (2009), il incarnait une personnalité bifide, dessinant au scalpel les contreforts de la relation unissant le binôme indissociable formé par le maître et l’esclave, le bourreau et la victime.
Démarche de compas arpentant un monde souterrain, élongation clownesque du corps, museau lupin et grognement canin : Denis Lavant sait puiser pour son Pyrrhus dans une large palette expressive liée au burlesque. Des origines du muet – Buster Keaton, WC Fields – au contemporain traversé de noirceur – Peter Sellars, Jim Carrey, Austin Powers. Le cartoon n’est pas oublié. Du loup de Tex Avery à des déplacements d’automates playmobiles reproduisant le saccadé de la stop motion.
Petite sœur d’Antigone
« Seuls les moments de crise comptent dans l’histoire d’une vie », écrit Stefan Zweig. La vie d’Andromaque est toute d’intériorité. Proche d’une cinégie d’actrice du muet, Monica Bude insuffle à la simple émergence de son visage une dimension de pure épiphanie visuelle, douloureuse ici, émue là, froidement déterminée ailleurs. Un portrait renforcé par les contrastes vaporeux de la profondeur des noirs, dont le voile rapatriant le veuvage et le souvenir de la fille Khadafi appelant en 2011 depuis son exil doré en terre algérienne : « Vengez le sang de vos martyrs. » Que fait d’autre Andromaque en haranguant in fine en arabe à la tribune : « De Troie et de l’Epire rétablissons l’honneur » ? Dans son interprétation nuancée, ambigüe, la comédienne a bien saisi que deux Andromaque se disputent le plateau. L’une est abstraite et a l’exemplarité propagandiste, voire jusqu’au-boutiste. L’autre est incarnée charnellement, éperdue parfois, et comme posée dans le temps.
Petite sœur imaginaire d’Antigone, Andromaque en a gardé la fidélité à un absolu familial. Soit son époux défunt Hector, vaincu par Achille, père de Pyrrhus et leur fils dont elle fait serment auprès de l’ancien chef troyen d’assurer la survie à tout prix. Son désir de mort se traduit notamment par la fascination maladive de l’horreur qui n’est pas sans noblesse et contre laquelle elle combat.