“Big Bang” le savoureux exercice de déconstruction de la fabrique théâtrale de Philippe Quesne

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Photos du spectacle : Martin Argyroglo Callias Bey

Comment délaisser certaines formes théâtrales canoniques (dialogue, action, fable et personnage) pour mieux dériver poétiquement vers d’autres rivages ouvrant sur la création d’atmosphères et d’univers scéniques singuliers ?

Big Bang” dévoile cinq improbables Robinson employés à  refaire – ou plutôt à  bricoler – l’histoire du monde à  l’aide de moyens artisanaux lo-fi d’illusion théâtrale (fourrure synthétique, bâche plastique, fumée artificielle, pellicule aqueuse, branches de bois). Une image scénique qui est toujours décomposée en en montrant les mécanismes et le fonctionnement. « Parmi les thèmes des pièces, on retrouve l’homme confronté à  son devenir menacé, l’impuissance face au monde qui avance. Le thème aussi de la création en mettant en scène des communautés artistiques, que ce soit dans “La Mélancolie des dragons” ou “l’Effet de Serge” et son artiste solitaire qui est chez lui avec ses inventions. On peut également relever la question de la liberté artistique et du recours à  la poésie dans un monde dont la maîtrise économique et politique vient à  échapper. Si l’expression “Big Bang” touche à  la création de l’univers, c’est aussi une dérisoire onomatopée de bande dessinée », explique Philippe Quesne.

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Essais de scènes

En plusieurs tableaux, Philippe Quesne et le Vivarium Studio (communauté d’artistes composée d’acteurs, de musiciens et de plasticiens), proposent de parcourir avec leur “Big Bang” l’histoire de l’évolution humaine. Au commencement était la soupe primitive avec son “plancton vivant post moderne”, selon l’heureuse expression de Philippe Quesne. Soit des interprètes invisibles, recouverts de fourrures en peluche qui rampent sur le plateau avant de se rassembler sur une indication amplifiée semblant émaner d’une forme de plastique blanche mouvante. On termine sur une expédition-installation d’astronautes revêtus d’immenses casques en polystyrène rétro-éclairés et de combinaisons blanches de paysagistes de l’espace. Ces costumes lunaires ou de protection contre une menace bactériologique, sont aussi à  la fin de “D’après Nature“, une pièce qui s’interroge sur les rapports de l’homme et de la nature. On y apprend qu’une comédie musicale de science-fiction est en préparation, propre à  questionner le genre humain sur son avenir et sa place dans la biosphère. On retrouve la même combinaison de spationaute au début de “L’Effet de Serge“, tranche de vie d’un quotidien banal et solitaire traité avec humour noir et un réalisme parfois vitriolé. Deux autres opus signés Philippe Quesne, qui aime à  tisser tout un jeu d’échos et de rappels entre ses créations. Autant de pièces qui jouent à  la fois sur la mise en abyme et le côté du “work in progress“.

Tout en distillant une sensation de flottement, d’indécision, “Big Bang” chemine par des êtres archétypiques d’un paléolithique de dessin animé, style “Les Pierrafeu“, série d’animation américaine des années 60 présentant une version fantaisiste de la préhistoire : longues barbes hirsutes et fausses peaux de bêtes en fourrure synthétique. Dans cette mise en jeu de l’interprète désarmant de naturel et de concentration butée, atone, oscillant entre gravité et burlesque, il y a du fantasque “RRRrrr !…”, film d’Alain Chabat. Et ses gags anachroniques, parodiques avec les fameux Robin des Bois. L’action “raplapla” commentée, notée, évaluée, un cours de rattrapage permanent pour les recalés de l’absurde et du burlesque décalé, d’autant plus délicat à  ciseler qu’il carbure ici à  la lenteur plutôt qu’à  la vitesse hypervitaminée. Eloge souterrain aussi de l’approximation peinarde et des cancres. Qui font rire par devers eux et semblent balbutier leurs interventions. Gentiment régressifs, innocents, jamais vraiment lourds, plutôt invisibles, les interprètes sont autant d’apôtres du ralentissement et de l’essai scénique laissé en points de suspension.

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Des mondes en soi

Des canots pneumatiques sont déposés sur le plateau, formant ici un empilement totémique ou monumental, là  matière à  poser en pied pour un interprète devenu modèle face à  un dessinateur. « Tous les univers dans lesquels nous travaillons sont souvent des ilots. Il y a d’ailleurs quelques îles dans le spectacle, au sens propre. Comme la voiture dans “La Mélancolie des dragons” était aussi une petite île perdue au Colorado. “Big Bang” développe un regard sur un groupe, une communauté qui s’interroge et réalise des actions en rapport avec la naissance de l’univers », souligne Philippe Quesne. On retrouve le véhicule retourné, reposant sur son toit de “La Mélancolie des dragons“, dans “Big Bang“. Selon l’aveu de l’un des protagonistes déguisé en homme de Cro-Magnon, il ferait une parfaite caverne dans ce qui est aussi une réflexion en filigrane sur l’idée de parc à  thèmes. Soit des mises en spectacle du monde. Cette mise en spectacle, ce passage au tout-fictionnel, qui fait sauter la distinction réel/fiction, s’étend désormais dans le monde entier : de Disneyland ou comment refaire le voyage, planifié comme une tentative d’évasion, à  Center Parcs et sa nature scénarisée.

Dans “Le ParK“, le philosophe français Bruce Bégout imagine un parc d’attractions expérimental d’un nouveau genre, synthèse de tous les parcs, de Disneyland aux centres commerciaux et aux camps de prisonniers. L’industrie du divertissement est-elle la dernière étape de la civilisation occidentale ? Selon Bruce Bégout, l’histoire de l’humanité se résume à  « l’histoire du lent mais inexorable processus de parcage humain ». Ce, depuis les premiers enclos préhistoriques distingués de la nature sauvage par des piquets de bois jusqu’aux communautés closes des banlieues riches hérissées de leur enceinte électronique de vidéosurveillance. « La forme de villes futures, écrit Bégout, c’est un camp de réfugiés dessiné par Jean Nouvel ». Dans la foulée, on pourrait relire ce diorama de l’évolution humaine qu’est “Big Bang” dans ses prolongements philosophiques et anthropologiques. Ce, à  la lumière également des essais philosophiques signés Peter Sloterdijk, dont “La Domestication de l’être“. “Big Bang” n’est-il pas une autre réflexion sur les conditions et mystères de l’irruption de l’humanité ? A sa manière, Philippe Quesne semble se demander comment s’est accomplie cette “sortie de l’environnement”, qui constitue la prémisse à  l’humanisation de l’homme.

Un Bang grave et léger

Bang” : une possible évocation de la phase controversée marquant le début de l’expansion de l’univers. A l’orée du spectacle, ce sont des lettrines qui sont posées à  une table de travail par une femme menue, Isabelle, figure devenue tutélaire de ces mondes scéniques en soi suscités par le Vivarium Studio. Le plateau se pose en atelier de travail, en lieu du peintre ou dessinateur reprenant des esquisses, croquis ou dessins préparatoires. Face à  l’artiste au travail, des sujets prennent la pose. Ici un Robinson en chemise multicolore assis sur son ilot (des caisses en plastique recouvertes d’une feutrine brunâtre), là  un autre protagoniste accolé à  un radeau de sauvetage pneumatique, dont on aperçoit les emballages d’usine empilés à  main gauche de la scène. La scène est ainsi un laboratoire, un “espace vivarium” : s’y déroulent des essais de situations, des possibles d’histoires par fragments autour de situations clés ramenant aux étapes de l’histoire humaine. Les interprètes y conduisent des expériences infimes qui se déclinent comme autant de rituels et cérémoniels apaisés.

La table des débuts peut ainsi évoquer une autre genèse, celle de la création théâtrale en cours face au spectateur. Avec une présence de livres que l’on feuillette, comme pour mieux nourrir de ces sources une dramaturgie moins axée sur le sens que la sensation et la suggestion plasticiennes. Une présence livresque à  la table déjà  citée dans “La Mélancolie des dragons” en 2007. Qui décline une bande de rockers tombée en panne de voiture au cà“ur d’un paysage enneigé de carte postale. Ils y déploient alors avec un apparent lâcher prise et un calme souverain confinant à  une astucieuse lenteur contemplative une sorte de parc à  thèmes. Lequel est lié notamment à  l’histoire du paysage et à  sa représentation en référençant notamment les noms projetés de peintres romantiques allemands. Jusqu’à  l’installation d’art plastique contemporaine, qui voit d’immenses et noires baudruches se gonfler. Pour dessiner une immense forêt aussi étrange que merveilleuse, voire déroutante. A l’instar du noir et énigmatique monolithe de “2001, L’Odyssée de l’espace” dû à  Stanley Kubrick, une autre manière de traduire “l’indicible”.

Bertrand Tappolet

“Big Bang”. Festival FAR Nyon
au Théâtre de l’Arsenic, 57 rue de Genève,
Lausanne, du 14 au 16 août.
Rens : www.festival-far.ch

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