Les expérimentateurs du travail philosophique appliqué au quotidien

scene

Photos du spectacle : Bertrand Prévost – Centre Pompidou

Le collectif artistique français Grand Magasin se confronte au réel d’objets et d’expérimentations mêlant science et absurde. Volontiers décalé et proche d’un doux nonsense dérivant lentement vers une mise en perspective – voire en crise – d’objets fétiches, cultes, de notre société de consommation, le trio se confronte à  des outils de production sonore dans “Les Déplacements du problème“.

Un mot, une incise sonore font dériver le propos de la communication en son exact inverse. Pour Grand Magasin, le propos est de montrer « avec quoi nous arrivons à  communiquer malgré la perte d’informations. Et du coup pour reproduire la perte d’informations, nous utilisons des appareils et concevons des situations qui, d’une certaine manière, grèvent la communication, viennent perturber le discours ». A mi corps entre le “showcase” revisité à  la sauce absurde, le show cathodique, le numéro cricassien et la performance.

Gagophonie

Semblant tout doit sortie d’un salon des arts ménagers ou de domotique sonore, voici une triplette de démonstrateurs (Pascale Murtin, Bettina Atala, François Hiffler). Le spectacle passe ainsi notamment en revue des découvertes destinées à  contraindre et à  étouffer toute manifestation sonore. On découvre un tapis aux propriétés insonorisantes faisant taire les sons, « contradicteur » restituant à  l’auditeur l’exact contraire de ce que la personne dit à  voix nue. Aux yeux du collectif artistique, c’est précisément l’ « un des axes de notre spectacle : dans la déperdition d’information, quel est le minimum nécessaire ou le maximum indispensable pour communiquer, comment les parasites ou les perturbations peuvent-ils recouvrir une partie d’un message, et dans quelle mesure un message altéré reste lisible ou non ?» Autant d’interrogations qui rencontrent un vécu quotidien.

Autres découvertes : l’ « émetteur de doutes » commandé grâce à  trois pédales par les démonstrateurs, dont les explications des caractéristiques ou les propositions d’itinéraires pour trouver un lieu sont ponctuées par d’inénarrables : « Ou pas », « Du moins je crois », « sauf erreur », « mais c’est à  vérifier », « enfin il me semble ». Style « Cet instrument me paraît très utile./ Ou pas ». Il y a la « zone de distraction » : celui qui vient traverser cette bulle « d’environ 1 m 30 de diamètre », précise François Hiffler, oublie son activité présente ou ce qu’il souhaite dire. Mais aussi une « machine à  hésitation », bel exemple de mise en abyme de la démonstration de l’innovation technologique à  la fois perturbée et infirmée par sa propre énonciation. Cette machine essaime pauses langagières, façon « euuuuh » que les deux protagonistes comptent sur le tableau. « Le conférencier avait un débit monotone. Euh. Il cherchait beaucoup ses mots. Euh. » Le micro « à  écho négatif » où les sons des paroles prononcées parviennent à  l’auditeur quelques instants avant que prononcées. « Un écho qui se produit avant l’émission du son », annonce Bettina Attala.

“Les Déplacements du problème” est une performance qui se mérite. Et les mous de la pupille pourraient bien s’y ennuyer. Idem pour les durs de la feuille, puisque l’opus s’écoute autant qu’il se voit. « Nous avons peut-être une leçon à  entendre de la présence muette et immobile des objets », suggère le philosophe français Roger-Pol Droit. Comment se portent les choses ? Grand Magasin nous donne des nouvelles des objets, de leur capacité à  relier ou séparer les humains qu’ils peuvent recéler sous leur surface de choses utilitaires.

  scene

Sons en stock

L’enseigne artistique “Grand Magasin” fut trouvée en 1982. A l’orée de l’ère triomphante des hypermarchés. « L’idée de Grand Magasin était celle d’un endroit où se trouvent des objets en grande quantité, à  des prix relativement modiques, et surtout accessibles à  tous. C’était comme une métaphore du monde où tout est accessible à  tous, le ciel, la mer, les objets, puis les mots, le langage. Rien, donc, d’ironique dans ce nom, mais le synonyme de vaste stock ou d’immense entrepôt. Il y a dans magasin : entrepôt, stock, accessibilité et quantité, et dans grand : vaste et prestigieux », précise la compagnie française.

Objets inanimés avez-vous une dramaturgie ? Le collectif s’explique : « Ce que nous proposons n’est pas du théâtre nu, mais du théâtre avec des objets, tant intellectuels que physiques, des objets trouvés. Pour faire le lien avec notre nouveau spectacle, l’idée de départ était de ne pas produire une débauche technologique pour le plaisir de la débauche technologique. Est sous-tendue, dans le cadre de notre collaboration avec l’Ircam, une tension entre une possibilité technologique extrêmement vaste et un resserrement d’actions, d’idées simples ou de truquages ultra simples pour créer des situations où les deux peuvent se croiser. » Côté trucage, c’est du lo-fi bidouilleur élevé au rang de grand art. . Pour le tapis qui engloutit les sons émis sur sa surface, quand les performers s’y expriment oralement, le public voit les mots articulés mais le son ne leur parvient pas. Se déploie ainsi une simple mimographie appliquée à  une technologie sophistiquée. Pour démontrer avec des moyens accessibles à  chacun. Si la rumeur d’un marteau-piqueur que souhaite ardemment émettre un ingénieur du son (Manuel Coursin) érige un mur de sons afin d’empêcher de capter une conversation, il n’est pas nécessairement un obstacle à  sa compréhension. Et permet de casser le rythme un brin mécanique des démonstrations qui s’enchaînent.

On songe naturellement au “Playtime” de Jacques Tati, comme invitation à  constituer une nouvelle phénoménologie de la perception. Et son burlesque fait de gags inachevés, irrésolus, sans chutes. Comme au détour de cette séquence qui voit une porte claquer sans faire de bruit dans le magasin de “Playtime“. Dans le film, les personnages sont perdus dans un univers déshumanisé de gadgets automatisés. Tati nous invite à  sourire de ce monde moderne. Le réalisateur et acteur n’insiste jamais, se montre discret et dissimule ses gags au détour d’une image. Il compte sur l’intelligence du spectateur pour saisir au vol le détail comique. A l’instar des films de Tati, les protagonistes de Grand Magasin s’observent beaucoup, que ce soit par interrogation, soupçon, contemplation, curiosité ou étonnement. « La tentative est de fabriquer des spectacles à  partir d’idées ou d’actions simples qui, combinées les unes avec les autres, comme des briques, vont créer une démarche intellectuelle plus complexe », relève la compagnie.

Dialogue avec l’expérience

Depuis le début des années 80, Grand Magasin semble avoir sienne la proposition du philosophe spécialiste de l’histoire des sciences, Gaston Bachelard dans “La Formation de l’esprit scientifique” : « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Face au réel, la raison élabore des méthodes pour décomposer, traduire, expliquer, c’est-à -dire connaître ce qui se donne à  voir. Pourquoi alors ne pas regarder autrement  les objets de la grande consommation ou de l’hyper spécialisation techniciste? Pourquoi ne pas prendre au sérieux ces à“uvres de fiction que sont les objets manufacturés et en faire le point de départ d’un espace d’expérimentation, mais aussi d’une réflexion philosophique?

Coté scénographie, un plateau constellé de micros, estrades, escabeau, podiums et tableau blanc. Aux murs, pendent des gilets de sauvetage orangés qui seront lentement revêtus à  un signal sonore. Chez le trio de Grand Magasin, il y a aussi un sens prodigieux, géométrique, de la mise en espace de l’expérience ou la situation à  faire vivre et ressentir. Témoin cette conversation téléphonique menée avec l’interlocutrice Pascale Murtin présente sur la scène et qui fait parcourir à  François Hiffler toutes les stations et lieux de démonstration à  la recherche d’un objet mystérieux et oublié. On retrouve ainsi les prémisses posés par Gaston Bachelard : « Rendre géométrique la représentation, c’est-à -dire dessiner les phénomènes et ordonner en série les événements décisifs d’une expérience, voilà  la tâche première où s’affirme l’esprit scientifique. C’est en effet de cette manière que l’on arrive à  la quantité figurée, à  mi-chemin entre le concret et l’abstrait, dans une zone intermédiaire où l’esprit prétend concilier les mathématiques et l’expérience, les lois et les faits…. On sent peu à  peu le besoin de travailler ‘sous’ l’espace, au niveau des relations essentielles qui soutiennent et l’espace et les phénomènes. La pensée scientifique est alors entraînée vers des constructions plus métaphoriques que réelles, vers des ‘espaces de configuration’. »

D’espace de configuration, il est beaucoup question dans “Les Déplacements du problème“. Et ses performers-conférenciers. Qui déclinent leurs interrogations sur les idées d’écoute, de communication, d’intérêt et d’entendement. . Cela jusqu’à  un cours de danse combinatoire servi avec un humour de guingois. Aux variables énoncées par les protagonistes concernant l’écoute face aux démonstrations du spectacle (« J’ai bien entendu »), la compréhension (« J’ai tout compris »), l’intérêt (« Cela m’intéresse moyennement », et correspondent une série de mouvements et gestes se combinant presque à  l’infini. Au début, ce type de combinatoire est déclinée sur la base d’un tableau abstrait avec sur une ligne, par exemple, une case noire (équivalente à  « Je n’ai rien entendu »), grise (« J’ai moyennement compris »), blanche (« Cela m’intéresse beaucoup »). Un jeu de combinaisons repris à  la manière d’une forme de running gag ou de slow burn. Qui se distille in fine en propositions et variables de notes musicales émises.

Par ses inventions atypiques, de l’émetteur de doutes’ au “contradicteur de propos’, la troupe française met en à“uvre à  la fois mise en crise, réfutation et interrogation de certains principes, attitudes et vecteurs techniques liés à  la communication. Les Déplacements du problème sont toutes les difficultés, tout ce qui vient recouvrir le message, et ce qu’il en reste qui permet de comprendre encore. Nous attendons du public une certaine bienveillance qui le pousserait à  faire avec nous l’expérience de ce type de limites », relève le collectif d’artistes. Le spectacle est enfin une mise lumière de la dispute philosophique dans un art consommé du dialogue avec le spectateur. Pour le philosophe français Merleau-Ponty, “le philosophe se reconnaît en ceci qu’il a le goût de l’évidence et le sens de l’ambiguïté”. A cette aune, la démarche de Grand Magasin, demeurée inchangée depuis bientôt trente ans, a tout du travail philosophique appliqué au quotidien.

Bertrand Tappolet

Les Déplacements du problème
Usine à  Gaz, Nyon. Mar 17 et Mer 18 août 2010
Rens : festival-far.ch

Publié dans théâtre