Une représentation captivante du pouvoir par Anne-Julie Raccoursier

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Anne-Julie Raccoursier. “Hooligans” 2010, vidéo, 22‘. © Anne-Julie Raccoursier.

Anne-Julie Raccoursier investit les salles du Château de Gruyères, un des musées les plus fréquentés de Suisse, avec Great Hall, soit une série de vidéos et de photographies qui illustrent les rapports de pouvoir dans une mise en scène aussi poétique que captivante.

Le château, construit dans la seconde partie du XVe siècle afin de se protéger de guerres qui n’eurent heureusement pas lieu, reste un symbole absolu de structures de pouvoir dont le mode de présentation a traversé les siècles. A ce titre, le décor de la comédie sociale dressé par l’artiste est intemporel. Beaucoup des 180’000 visiteurs qui arpentent le musée chaque année sont probablement surpris de découvrir une exposition d’art contemporain, mais c’est une perspective qui plaît à Anne-Julie Raccoursier : « Certains qui ne sont pas habitués à l’art contemporain vont découvrir un autre regard ; j’essaie aussi dans mon travail de donner des portes d’entrée à des réflexions que les visiteurs peuvent se livrer à partir de choses et de faits qui sont autour d’eux. Au fil de sa visite, le spectateur aborde différents domaines tandis qu’une image se forme alors dans son esprit et conduit à une réflexion ultérieure. »

L’utilisation du plan fixe représente une constante dans ces vidéos et permet de condenser le regard sur une image tout en autorisant un mouvement discret tel dans Chain Stream. La multitude de cheminées est fixe, laissant aux volutes de fumées qui en émanent le soin de captiver le regard et le laisser se livrer à une observation attentive dans un mouvement ralenti, pénétrant.

L’injonction « Make War Not War », néon installé dans la Salle des Gardes, ne manque pas d’intriguer le spectateur qui fait le rapprochement avec le slogan des années 60 né lors des gigantesques manifestations aux Etats Unis contre la guerre du Viet-Nam. L’artiste a retourné la formule pour que l’on « ne sache plus ce qu’elle veut dire, comme dans un langage orwellien, de quelle guerre il s’agit, personnelle ou autre ; le slogan ainsi retourné de manière philosophique et poétique pour parler d’aujourd’hui, d’une situation géopolitique mondiale et en même temps faire écho à ce château construit pour la guerre. »

Rien n’est disposé par hasard dans cette exposition, les images d’animaux de la série Spektri, photographiés avec une caméra thermique, dialoguent avec les trophées de chasse accrochés dans la salle voisine tout en évoquant l’imaginaire des fantômes habituellement lié aux châteaux ; avec Great Hall, vidéo produite pour cette exposition, l’imposante et disgracieuse tour Velasca de Milan vue depuis le Dôme de Milan renvoie au château gruérien, tandis que les travailleurs sur le chemin de la City de Londres apparaissent comme les chevaliers des temps modernes dans la vidéo si bien nommée Happy Hour.

 

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Anne-Julie Raccoursier. “Make War Not War”, 2015, néon. © Anne-Julie Raccoursier. Installation dans la Salle des Gardes.

Dans ce néon, l’artiste détourne le célèbre slogan scandé par les milieux pacifistes américains des années 1960 pour se jouer de la signification, du sens et du pouvoir même des mots d’une devise battue depuis plus de 50 ans. Avec cette formule paradoxale et poétique, à la limite de la novlangue, elle réagit également au discours emprunté par certains milieux politiques et économiques.

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Anne-Julie Raccoursier. “Sit-in”, 2014, vidéo, 34‘. © Anne-Julie Raccoursier.

Sit-In, nous montre un stade fantôme, ne servant plus à rien où la nature a repris ses droits. Une scène qui rappelle les promesses heureuses de la mondialisation et le triomphe de la société du spectacle.

 

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Anne-Julie Raccoursier. “Great Hall”, 2016, vidéo, 20‘. © Anne-Julie Raccoursier.

Great Hall dévoile une vue surplombant une ville, un paysage évoluant au fil de la lumière du jour. Les acteurs du territoire urbain, édifices gothiques ou constructions modernistes – tel ce gratte-ciel dont la silhouette évoque une tour défensive médiévale –, se dressent comme des piliers d’une grande salle à ciel ouvert.

 

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Anne-Julie Raccoursier. ” Job Act, 2014, vidéo, 60‘ (loop) © Anne-Julie Raccoursier.

Anne-Julie Raccoursier a monté Job Act comme une sorte de documentaire animalier. Ces images montrent des étranges animaux-robots évoluant dans la nature, marchant, tombant, se relevant, observant avec leur capteurs. Des monstres technologiques voués à cohabiter, à remplacer les tâches humaines ?

 

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Anne-Julie Raccoursier. “Happy Hour”, 2013, vidéo, 60′. © Anne-Julie Raccoursier. Installation dans la Salle des Chevaliers (capture d’image ci-desssous).

Londres au matin, à l’entrée de la City. Un flot d’employés se déverse hypnotiquement des bouches de métro de manière ininterrompue pendant près d’une heure, « l’heure heureuse » comme la qualifie l’artiste.

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Anne-Julie Raccoursier. “Happy Hour”, 2013, vidéo, 60′. © Anne-Julie Raccoursier.

Tels des chevaliers, ou des soldats, cette masse travailleuse rejoint d’un seul corps son poste de travail au sein de la puissante place économique mondiale.

 

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Anne-Julie Raccoursier. “Spektri Series”, 2016, photographie © Anne-Julie Raccoursier

A travers ces thermophotographies l’artiste s’interroge sur la nature même de l’image et sur la représentation du réel tout en ouvrant une porte au regard sur une autre dimension.

Anne-Julie Raccoursier a répondu à une invitation de Filipe Dos Santos, conservateur du musée depuis 2014, qui oeuvre à amener l’art contemporain dans le château. Avec Great Hall c’est un travail d’une excellente qualité qui se déploie dans un environnement différent des lieux d’art habituels.

Anne-Julie Raccoursier
Great Hall
Château de Gruyères
20 février au 5 juin 2016.

Anne-Julie Raccoursier a étudié à l’Ecole supérieure d’art visuel à Genève et au California Institute of the arts à Los Angeles. Née à Lausanne en 1974, elle vit et travaille à Genève.

Infos annexes :
– L’Association des musées suisses classe le Château de Gruyères à la quatrième place en fréquentation, après la Fondation Beyeler, le Kunsthaus de Zurich et la Fondation Gianadda.
En Grèce, une fois les Jeux olympiques de 2004 terminés, la plupart de la vingtaine de bâtiments construits pour l’occasion n’a plus jamais été utilisée. Le budget prévu de 4,6 milliards d’euros aurait finalement atteint les 20 milliards d’euros.
– Dans le stade de Trieste, d’une capacité de 30’000 places construit pour le Mondial italien en 1990 (à peine 3’000 spectateurs en temps normal), des spectateurs factices sont imprimés sur des bâches pour éviter de voir des tribunes vides à la télévision.

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