Les réflexions historiques de Tinguely, Barré et Mosset sur la peinture

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Dead Line. “Si c’est noir, je m’appelle Jean”. Jean Tinguely, 1960. Collection Musée d’art et d’histoire de Genève. © 2015, ProLitteris, Zurich.

Le Musée d’art et d’histoire de Genève se livre à une mise en perspective historique du travail de Jean Tinguely, Martin Barré et Olivier Mosset, qui rappelle la belle époque des utopies des années 60.

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Olivier Mosset, Dead Line, 1986. Collection Musée d’art et d’histoire de Genève. © 2015, ProLitteris, Zurich.

Justine Moeckli, assistante conservatrice au MAH, et Eveline Notter, conservatrice à la FGA, se sont fixées pour objectif « d’amener des pistes de réflexion sur les rapports entre peinture et troisième dimension, sur la question des limites de l’œuvre, sur les usages de la ligne (horizontale, verticale, courbe, brisée, parallèle, infinie, d’horizon, de fuite, etc.) à travers un ensemble d’échos formels ; d’où le titre Dead Line – littéralement « ligne morte » –, emprunté à l’une des peintures exposées d’Olivier Mosset, qui semble indiquer la nécessité de penser cette solution de continuité. »

Engagés dans une réflexion sur la peinture suivant des démarches personnelles radicales, les trois artistes ont aussi partagé aussi des liens d’amitiés ; Olivier Mosset (1944) fut l’assistant de Jean Tinguely (1925 – 1991) à Paris, au début des années 60, et il se liera d’amitié avec Martin Barré au début des années 70.

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Jean Tinguely Relief SYN n° VII (série des Reliefs blancs, 1956-1957), 1956. Collection Fondation Gandur pour l’Art, Genève © 2015, ProLitteris, Zurich.

Au début des années 50, aux Etats-Unis, la peinture d’images est rejetée en bloc et de plus en plus d’artistes refusent tant l’iconographie que la gestualité de l’expressionnisme abstrait. Les formes d’expression du début du siècle paraissent alors avoir fait leur temps et semblent même s’avérer dépassées. Etendue à l’Europe, la réflexion va s’amplifier et se diversifier au cours des années 60 en produisant des résultats divergents. Les querelles entre l’art figuratif, le réalisme et l’art abstrait gestuel ou géométrique monopolisent le débat artistique pendant qu’un nouvel académisme s’installe avec l’abstraction.
Dans la société en général la transformation des structures géopolitiques, sociales et culturelles qui s’ouvrent progressivement sont propices à un changement progressif, durable et générateur d’espoir. Les informations sur les horreurs des guerres coloniales (Viet-Nam, Algérie, etc.), autant que les injustices sociales et l’exploitation du tiers-monde contribuent à la formation d’une opinion, d’une conscience publique qui ne laissent pas les artistes insensibles. Ces derniers iront même jusqu’à attribuer à l’art la possibilité de changer le monde.

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Olivier Mosset, Sans titre, 1970. Collection Musée d’art et d’histoire de Genève. © Olivier Mosset. Photo : B. Jacot-Descombes.

Dans ce contexte, le travail de Jean Tinguely, communiste avant de devenir anarchiste, témoigne d’un fort engagement politique. L’artiste bâlois participe à la constitution du groupe des Nouveaux Réalistes (en 1960, avec Klein, Dufrêne, Hains, Raysse, Restany, Spoerri et Villéglé) dont un manifeste prône la socialisation de l’art comme « préambule nécessaire à un humanisme nouveau ». Sept ans plus tard, c’est sous le sigle BMPT que Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Torroni remettent en question la catégorie « œuvre d’art » et affirment qu’ils « ne sont pas peintres ». Lors d’une manifestation au Musée des arts décoratifs, à Paris, le groupe présente quatre toiles carrées que Catherine Millet, critique d’Artpress décrit ainsi (L’art contemporain en France) : « l’une de Buren, rayée verticalement, l’une de Mosset, blanche et marquée en son centre d’un cercle noir, une autre de Parmentier, traversée de larges bandes horizontales, enfin une de Toroni, marquée à intervalles réguliers de l’empreinte d’un pinceau ». Assistant à la manifestation, Marchel Duchamp remarquait alors : « comme happening frustrant, on ne ne fait pas mieux ».

Par ailleurs, le père du ready-made s’est montré critique vis à vis des mouvements d’avant-garde, néo-dadaïsme, Op Art, Pop Art, Hyperréalisme et autres, : “Ce Néo-Dada qu’ils appellent le Nouveau Réalisme, le Pop Art, Assemblage, etc., est une solution de facilité, et vit sur ce que Dada a fait. Quand j’ai découvert les ready-made, je pensais à décourager l’esthétique. Dans le néo-Dada, ils ont pris mon ready-made et trouvé de la beauté esthétique en eux. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la figure comme un défi, et maintenant ils les admirent pour leur beauté esthétique. » (Marcel Duchamp, in Hans Richter, Dada: Art and Anti-Art, New York, McGraw Hill, 1965)”

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Eveline Notter montre une reproduction d’un tableau de Martin Barré avec un rond noir peint à la bombe. Photo Jacques Magnol.

Lors d’un entretien avec les commissaires de l’exposition, Olivier Mosset cite un travail de Martin Barré proche du sien : “Son atelier (de Martin Barré) était tout petit, raison pour laquelle ses toiles de l’époque sont de petit format. Ensemble, on prenait des cafés, on parlait de tout et de rien, peut-être de galeries mais jamais de peinture. Il était très modeste. D’ailleurs, il ne m’a jamais parlé de ce tableau, un rond noir à la bombe aérosol sur une toile blanche (63-0, 1963), qu’il avait réalisé quelques années avant que je commence ma série des cercles en 1966!”

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Martin Barré, 67-Z-7-70×65 (série des Zèbres, 1967), 1967. Collection Fondation Gandur pour l’Art, Genève © 2015, ProLitteris, Zurich.

La démarche de Martin Barré )1924 – 1993) qui tente d’inventer un nouvel espace en amorçant avec un aérosol des traits qui semblent se poursuivre en dehors de la toile est tout aussi radicale. Son style très personnel, précise Eveline Notter, « lui vaudra a posteriori d’être désigné comme l’un des précurseurs de l’art minimal en France. Sa peinture abstraite tend en effet à l’épure par réduction de l’objet, de la matière, de la couleur, de la forme et du geste ».

La mise en perspective historique du travail de Jean Tinguely, Martin Barré et Olivier Mosset rappelle la belle époque des utopies qui allait culminer avec les manifestations de 1968. Ces discours sont aujourd’hui obsolètes, mais revoir ces travaux est l’occasion d’une autre mise en perspective, celle des espoirs de l’époque vis à vis de la désillusion qui caractérise la période actuelle minée par les guerres et les inégalités sociales et que sévit pour quelque temps encore le nouvel académisme de l’art contemporain.

 

Dead Line
Mosset, Barré, Tinguely
Musée d’art et d’histoire. Genève
Dès décembre 2015.

Lire également sur le blog du musée l’interview d’Olivier Mosset par Justine Moeckli, assistante conservatrice au MAH, et Eveline Notter, conservatrice à la FGA, lors de sa visite de l’exposition au MAH.

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Publié dans arts, expositions