Réalité augmentée

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A travers une exposition au Centre d’art Neuchâtel “Neverland” et un roman “Poupées mortes amusées“, le photographe et écrivain genevois Patrick Weidmann interroge nos fétichismes et représentations mythographiques de consommateurs contemporains. Entretien.

Entretien avec Patrick Weidmann. Par Bertrand Tappolet.

La possibilité d’un récit

L’exposition “Neverland” permet de faire entrer en dialogue le travail photographique couleur de Patrick Weidmann avec une série d’objets design vintage ou high tech. Au coeur de cette rencontre loin d’être aussi incongrue que la surréaliste mise en présence d’une machine à  coudre avec une table de dissection, un simple objet de consommation courante, l’aspirateur, peut se métamorphoser – au gré de l’imaginaire du regardeur – en matrice renfermant des tubes à  aspirations multiples. En regard de trois modèles aspirants allant de teintes grises à  la pourpre, des photos savamment froissées de femmes issues de magazines érotiques. Elles ont désormais des lignes de corps grotesquement déformées, allongées.

Le pli a toujours existé dans les arts ; mais le propre du Baroque est de porter le pli à  l’infini. Si la philosophie de Leibniz est baroque par excellence, c’est parce que tout se plie, se déplie, se replie. Peintre abstrait de formation, anciennement sculpteur, Patrick Weidmann plie et déplie ses représentations photographiques, il les prolonge. Vis-à -vis du cliché cadrant l’effigie d’un Terminator aux dents jaunies en plastique recouvert de cellophane transparente posé dans la vitrine d’une boutique parisienne, l’installation plasticienne au Centre d’Art Neuchâtel voit un fauteuil de dentiste sali par le temps. Pour une amorce de récit entre fiction et hyperréalisme.

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Corps ensauvagés

L’artiste pose dans “Poupées mortes amusées” : « L’audience indique que nous sommes des jouets souriants, made in pleine forme, amoureux du détail, quoique hostiles à  la nuance anxiogène. »  Ou le récit labyrinthique de trois damnées des apparences aux corps ouverts à  toutes les traversées et expériences. Des tueuses en série s’amusant à  aligner de riches cibles mouillant dans la baie dans leur ligne de mire. Leurs noms peuvent évoquer de loin en loin l’univers de “l‘heroic fantasy” : Silk, Cosmas et Blonde. La dernière est un personnage déjà  croisé dans le précédent opus de l’artiste, “Bimboplastie“. Ces trois-là  ont autant d’épaisseur qu’une vignette Panini. Semblant procéder d’une source fantastique et érotique, voici une valse étonnante de pantins au sein d’un monde mêlant paraître, hyperconsommation et chirurgie plastique. Un univers que l’auteur retourne comme un gant, le confrontant à  l’organique et à  la nature morte. Ce livre rejoint les propos de Mallarmé : «  Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau. »
Composée de scènes audacieuses, violentes, toujours tenues à  distance par une noire ironie pressée à  froid ramenant parfois au dandysme à  mi corps entre Houellebecq et Beigbeder, “Poupées mortes amusées” forme in fine une déroutante peinture des vanités contemporaines. Où la pulsion de mort volontaire prend le pas chez les trois protagonistes principales sur un vitalisme émulsifiant déchirant les chairs. Ce delirium tremens littéraire se scelle sur cette possible épitaphe : « Le tout à  l’égout des miroirs, mourir jeune d’être née opaque. » L’auteur soumet une société d’Entertainment à  une dissection scientifique aussi implacable qu’amusée. On est par instants dans les parages de la technique du cut-up chère W. S. Burroughs. Autrement dit du découpage et de l’insertion d’impressions et commentaires divers dans la structure narrative singulièrement fragmentée.
On y retrouve les traces de l’expérimentalisme radical de Burroughs et plus encore quelque chose de sa vision hallucinée – oscillant entre le politique, une poétique échevelée voire cabossée des corps et la science-fiction. Si l’on ressort de ce maelström à  la fois agacé et séduit, c’est qu’il arrive, selon ses modalités propres, à  rejoindre le constat de Michel Houellebecq dans “La Carte et le territoire“. Soit les flux qui innervent notre société. “Il y a eu, en effet, une espèce de partage, d’un côté, le fun, le sexe, le kitsch, l’innocence ; de l’autre, le trash, la mort, le cynisme”, écrit l’auteur de “La Possibilité d’une île“. C’est à  l’exploration de ces deux courants que se dédie Patrick Weidmann. Au regard, il offre une prolifération grouillante de détails, de compénétration, de douleur et de corps en acte si cher à  Antonin Artaud. Moins un corps-signe, un corps anatomique génétiquement procréé, un corps sexué qu’un corps surfacé de plus en plus poreux, de plus en plus transparent aux techniques médicales et à  un regard endoscopique ; un corps pouvant jouer de la défiguration. L’écrivain genevois l’a parfaitement compris : Le théâtre d’Artaud n’est pas un spectacle mais un corps en acte ; si là “il intervient, c’est en tant que sexe. De l’auteur du “L’Art et la Mort“, Patrick Weidmann a retenu la nécessité de violenter la vision afin que le corps apparaisse plus vaste, plus étendu, que l’immédiat ne le décèle et le conçoit quand  il le découvre. D’où la mise en acte d’une parole matière, visuelle et sonore. Pour arpenter inlassablement l’infinie créativité à  l’oeuvre dans une mort non séparée de la vie.

Bertrand Tappolet

“Neverland”, Centre d’Art Neuchâtel,
37 rue des Moulins, Neuchâtel, jusqu’au 31 octobre 2010
www.can-ch
Patrick Weidmann, “Poupées Mortes Amusées“, roman, éditions Dasein, 2010

 

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