“IFeel2”. Marco Berrettini, Marie-Caroline Hominal. Photos Marie Jeanson
IFeel2 met en vis-à-vis le chorégraphe dansant Marco Berrettini et l’interprète performeuse Marie-Caroline Hominal dans un jardin nocturne, où tout est faux, sauf que c’est l’histoire vraie de l’exploration du duo chorégraphique, figure canonique de la danse. Et l’une des propositions dansées, plasticiennes et musicales les plus prégnantes et originales de l’année.
Paysage répétitif
Un paysage nocturne saupoudré de givre allant du bleu au violet en serpentant par le blanc sépulcral de suaire. Un faux gazon que surplombent des plantes vertes suspendues. Deux interprètes torses nus. Face à face, ils font trois pas croisés de côté à gauche puis repartent à droite pour des pas similaires. Ainsi au gré de cette « battle » métronomique particulièrement éprouvante pour les corps, va le binôme dansant sur le sillon sans cesse repris de leurs évolutions et arpentages. « Je voulais que nous nous retrouvions sur le plateau avec un rythme qui caractérise l’opposition. Le pas que nous effectuons, qui est inspiré du folklore, se danse sur un six temps. Que se passe-t-il quand on danse sur six temps ? », s’interroge le chorégraphe dans un entretien avec Anne Davier, avant de poursuivre : « Il faut essayer, c’est très étrange : on marque le 4 temps que l’on connaît bien et qui est inscrit dans notre corps, et puis on déborde. Car il reste deux temps pour finir, pour se laisser aller. Cela nous oblige à nous perdre sur deux temps et à nous rattraper. C’est cela que nous faisons pendant soixante-cinq minutes : on se cadre sur quatre temps, on dérape sur deux, et puis on se rattrape pour repartir dans l’autre sens. En modulant notre vitesse, notre amplitude, notre tonus, notre orientation. »
Singulièrement, il n’y a aucune émotion dans cet échange continu de mouvements, le couple exprime le neutre introspectif, et jamais il n’aborde ou traduit l’amour, la défiance, voire l’indifférence. Voyez les légères rotations des bustes, ces mains mises à plats le long du corps façon choré en frise égyptienne de Michael Jackson, pour lui. Ou des sautillements dans la veine du jumping jack qu’adore Michelle Obama, chez elle. S’embarquer dans la contemplation de ce binôme dansant à l’unisson, mais souvent avec des variantes dans l’expressivité de l’un à l’autre des interprètes, c’est d’abord se faire complice d’une jouissance puérile. D’où vient-elle ? En grande partie du jeu d’identification auquel invite iFeel2. Le tandem d’athlètes de la vie renvoie à cette ivresse, ce vertige atteint parfois dans la vie, à deux, quand l’on sent ses forces s’additionner à celles d’autrui. Summer Music, le groupe électro-pop de Samuel Pajand et Marco Berrettini avec Marie-Caroline Hominal en guest star, distille une musique électro pop chill out qui se faufile entre les corps en offrant un contrepoint curieusement éthéré, délicat et mystérieux.
IFeel2 s’inspire notamment d’extraits de l’ouvrage du philosophe allemand Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie !, qui nous emmène du côté des salles de sports. Combien sommes-nous à sacrifier quotidiennement au fitness en joggant ou en s’adonnant à une large palette de warm-up menés face à une sorte de palais de glaces réfléchissantes ? « Avec Marie-Caroline Hominal, nous avons développé tout un jeu en miroirs où un corps et ses mouvements se reflètent dans l’autre. Il n’existe ainsi qu’seul moyen de s’améliorer, c’est littéralement d’agir ensemble, en se regardant les yeux dans les yeux », explique Berrettini. Il ajoute : « La création a fait ainsi retour à Sloterdijk relevant que la seule vérité est dans l’amélioration qui ne se retrouve pas nécessairement dans une sélection naturelle. Mais veut simplement dire que le sujet dansant en tant qu’être humain a l’impression d’avancer. »
Deux pour la survie
On perçoit les voix off des interprètes passer, comme des ritournelles, quelques éclats ou mots isolés de Tu dois changer ta vie ! signé Sloterdijk, qui propose un panorama des exercices requis pour être un homme et le rester.
Du pas de deux omniprésent dans l’univers du ballet aux duos sensuels et codifiés de danse sociale, le couple semble être une figure héraldique de la danse. Mais les archétypes du duo, entre fusion, confrontation et déstructuration sont-ils encore à l’image de notre société ? Si nombre de chorégraphes interrogent la figure du couple à travers le glissement, l’expérimentation du corps dansant, suscitant ainsi des états de corps inédits et des relations inusitées, ifeel2 rattache le duo à l’exercice auquel le corps doit se plier pour survivre, sans exclure ironie et distance hypnotique. « Nous avons travaillé des textes créationnistes et darwinistes. Marie-Caroline Hominal a lu Sloterdijk, dont elle tire les phrases qu’elle chante sur la bande son. L’opus préserve aussi l’atmosphère de répétition des chansons, en livrant sur scène plusieurs essais plutôt que le produit fini. »
Synchronie avec variations
Fasciné par le spectacle d’une telle symbiose, d’une si galvanisante synchronie, Berrettini en fait le poumon de la chorégraphie, décrivant le copilotage de tout parcours vital comme l’un des beaux-arts : le couple d’interprètes semble se fondre en un seul esprit pour composer un super-individu, chaque partenaire gouvernant un hémisphère mouvementiste de cette pièce cerveau. La production tisse, comme en creux, un hommage prégnant à la fusion des âmes, au cumul des forces. Cet enjeu singulier mais limpide, parvenir à rencontrer l’autre, à ne faire qu’un avec lui dans des parcours parallèles où jamais les corps ne se touchent, est mené sur des pas d’une grande simplicité que chacun peut expérimenter sur les dancefloors ou dans sa chambrette. Leurs corps, en somme, sont accordés aux nôtres. Ainsi, la lisibilité des constellations mouvementistes ne tient pas seulement au montage sériel de Berrettini ; mais aussi à ce que chez lui, grâce à une forme de poésie animiste, même les athlètes affectifs deviennent dignes d’humanité.
Au chœur de la synthèse des Sphères, Sloterdijk montrait homo faber occupé à habiter sous un dôme amortissant rumeurs, blessures et catastrophes du monde. D’où ce microclimat en diorama induit par la scénographie qui déploie, la réflexivité d’un espace miroir. Du coup, au terme de la pièce, la voix de Marco Berrettini tourne en boucle : « Je ne sais d’où nous venons. Je suis dans la maison verte ». Sloterdijk dans son ouvrage parle, lui, de « construire pour l’homme un bouclier immunologique qui lui permettra d’échapper à la fatalité. » Et il cite ces mots d’Angelus Silesius (1624-1677), de son vrai nom Johannes Scheffler, né en Silésie dans une famille de la noblesse luthérienne. « Je viens, je ne sais pas d’où, Je vais, je ne sais pas où, Je suis, je ne sais pas qui, Je meurs, je ne sais pas quand, Cela m’étonne d’être joyeux. »
Bertrand Tappolet
IFeel2. FAR, Nyon, Usine à gaz. 15 août 2013. 20h30. Rens. www.festival-far.ch